Avec ses troncs massifs emboîtés et sa toiture végétale, l’écostation de Fribourg ressemble à un de ces trous de hobbit imaginés par Tolkien. Une sorte d’ambassade de l’écologie, construite en matériaux naturels ou recyclés en plein milieu d’un immense parc urbain. Ce matin-là, Ulrike Hecht reçoit une dizaine d’élèves en classe verte. Leur mission du jour : trier des déchets éparpillés sur le sol. Les gamins ont beau avoir 12 ans maximum, les erreurs sont rares. Et ce n’est pas une mince affaire quand on a cinq poubelles à sa disposition comme à Fribourg ! Grise pour les déchets non recyclables, bleue pour le papier, verte pour le verre, jaune pour les emballages, et enfin, marron pour les biodéchets. Pour Ulrike Hecht, on est jamais assez sensible au tri des déchets :
« En général, les plus jeunes savent très bien trier. Le problème, c’est qu’ils ne savent pas toujours pourquoi ils le font. »
La suite lui donne raison. Une fois les ordures triées, la question du devenir des déchets se pose aux élèves. Que fait-on des papier triés ? « On les brûle ! », s’exclame un gamin avec des étoiles plein les yeux.
Deux fois moins de déchets à incinérer en 20 ans
Fribourg a toujours été en avance sur la gestion des déchets, même en Allemagne qui a déjà quelques années d’avance sur la France en la matière. Dans une région où les conservateurs de la CDU ont été bousculés par la poussée verte, la ville quasi frontalière avec la France a été remportée par les écologistes en 2002 ( aujourd’hui en cohabitation avec un maire sans étiquette, mais soutenu par les sociaux-démocrates depuis 2018).
Mais dès 1997, Fribourg a fait partie des premières villes à mettre en place un bac pour recueillir les biodéchets. Cela permet aujourd’hui à l’ASF, la société qui gère les déchets et la propreté des rues, d’afficher des résultats impressionnants. Son directeur marketing Peter Krause nous détaille le bilan. En 20 ans, la poubelle non recyclable du Fribourgeois moyen est passée de 193 à 89 kilos.
« Le tri nous permet de retirer environ 68 kilos de biodéchets de la poubelle grise par habitant. Certaines villes comme Berlin sont à 40 kilos. Cela nous permet de générer du biogaz qui est inséré dans le réseau énergétique, et du digestat qui sert de fertilisant dans les espaces verts de la ville. »
Réduire ses déchets et économiser
Le principe pollueur-payeur fait lui aussi parti des meubles. Chaque foyer paie en fonction du nombre de personnes qui le composent et loue à l’année une poubelle dont le prix varie en fonction de son volume. Un couple avec deux enfants qui joue le jeu du zéro déchet peut s’en sortir avec moins de 200 euros de redevance par an. La même famille, qui a besoin d’un bac de 240 litres vidé toutes les semaines, paiera plus de 700 euros.
L’idée d’une taxe proportionnelle a beau faire son chemin en France, les élus des grandes villes se cabrent et alignent les arguments pour justifier leurs réticences : les risques de triche, et surtout, la difficulté à mettre en place ce dispositif dans des habitats collectifs, où les listes de locataires sont rarement à jour. Le Strasbourgeois est donc capable de payer en fonction de sa consommation pour l’assurance auto, l’électricité, le gaz, Internet… Mais pour sa poubelle, c’est mission impossible.
Le système français, « insensé » pour Ulrike Hecht
La taxe proportionnelle pour les poubelles est une formalité en Allemagne, puisque l’enregistrement auprès des services communaux est obligatoire après tout emménagement. L’argument de la complexité administrative étonne donc quelque peu Ulrike Hecht.
« Mais du coup, comment vous facturez vos déchets à Strasbourg ? » On lui explique la vaste usine à gaz de la TEOM : la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, calculée en fonction de la taille du logement. Elle nous regarde comme si on avait jeté un papier par terre et s’exclame : « Mais c’est insensé ! Ça n’incite absolument pas à réduire ses déchets ! »
Ralf Hufnagel, le directeur de l’écostation, a pu constater le retard français lors de ses dernières vacances.
« On voulait s’arrêter dans un camping en Alsace, et on s’est aperçu qu’ils ne triaient rien. Les emballages, les biodéchets, les restes… Tout allait dans une seule poubelle. On a fini par faire demi-tour. »
La difficile reconquête des zones de non tri
Il serait un peu naïf de croire que la transition fribourgeoise s’est déroulée sans anicroche. Comme souvent, le tri des déchets est de moins bonne qualité dans les habitations collectives. Quand tout le monde jette dans le même bac, chacun se sent un peu moins responsable de sa mauvaise tenue. Dans certains immeubles, l’ASF a dû renoncer à la poubelle marron des biodéchets qui, mal gérée, peut attirer les rongeurs. Un phénomène qui reste marginal cependant, affirme Peter Krause :
« Nous avons 95% des foyers qui ont une poubelle pour les biodéchets. Les autres sont soit des gens qui compostent eux-mêmes, soit quelques vieux immeubles du centre-ville où l’entreposage de déchets est problématique, soit quelques endroits où nous avons constaté une mauvaise qualité de tri et des problèmes d’hygiène. »
Le sujet est un brin sensible aux yeux d’Ulrike Krause. C’est que lesdits points de friction concernent parfois des quartiers où vivent des populations issues de l’immigration et déjà stigmatisées. Elle croit pour sa part aux vertus de la pédagogie :
« On a reçu des gens des quartiers à l’écostation, ils étaient ravis de s’y mettre. Personne n’avait simplement pris le temps de leur montrer les bons gestes de tri ! »
Peu de place pour les initiatives
Aux abords de certaines résidences étudiantes, les poubelles ont été remplacées par des conteneurs installés dans l’espace public et enterrés. Des « points d’apports volontaires » en jargon des collectivités, qui ont l’avantage de limiter les erreurs de tri et le vandalisme. Mais toujours pas de solution pour trier ses épluchures de légumes.
En 2016, Clemens Wulf habitait dans une résidence étudiante à Vauban. Un écoquartier que Fribourg la Verte aime mettre en avant comme modèle d’urbanisme durable. Problème : Clemens n’avait pas de poubelle marron dans son immeuble. Face à la mauvaise qualité du tri et l’apparition de rats, l’ASF avait fini par les enlever. Privé de son droit inaliénable à trier ses épluchures de légumes (inscrit dans le droit allemand !), l’étudiant a bataillé ferme pour mettre en place un système de compostage collectif.
Malgré les réticences de l’administration, il a mis sur pied un projet pilote avec une douzaine de colocations étudiantes. L’étudiant savait qu’au moindre faux pas, c’en serait fini du bac à compost :
« J’ai mis au point un mélange de copeaux de bois, de charbon actif et de roche primitive en poudre pour absorber un maximum d’humidité, mais c’était trop contraignant. On a fini par faire un système mixte avec à la fois des lombrics et de l’activateur de compost, pour avoir une décomposition rapide. »
Le système a fonctionné pendant 6 mois. Le compost a été répandu dans le quartier et Clemens assure ne pas avoir vu la queue d’un rat. Mais le projet se heurte à un certain immobilisme. L’expérience n’est pas reconduite. La ville a beau proposer une réduction de 8 euros aux citoyens-composteurs qui se passent de bac marron, le compostage collectif n’a pas été envisagé comme solution là où la poubelle marron a échoué. Clemens Wulf aurait aimé pourvoir perfectionner son système et l’adapter au milieu urbain.
« C’est un environnement exigeant. La maturation doit être rapide, sans odeur et sans espèces ou bactérie nuisible. Ça doit passer par une phase de recherche et d’expérimentation que je ne peux pas porter tout seul à bouts de bras. »
La chasse au suremballage est lancée
À défaut de faire la révolution du compost, Fribourg jette son dévolu sur la chasse au plastique. En 2017, alors que la Chine et d’autres pays d’Asie du Sud Est commençaient à renvoyer les déchets occidentaux par conteneurs entiers, l’opinion publique allemande se découvre un bilan peu reluisant.
L’Allemagne recycle officiellement 50% de ses déchets plastiques, ce qui en fait une des moins mauvaises élèves de l’UE. Mais le pays reste le plus gros consommateur de plastique du vieux continent. Depuis 2019, la loi oblige les producteurs d’emballages à payer une éco-participation pour le recyclage. Mais pour Peter Krause de l’ASF, cette application du principe du pollueur payeur manque encore de clarté et de transparence :
« Le consommateur a beau payer l’emballage et l’éco-participation dans le prix final d’un produit, il n’en est pas toujours conscient. Quand il lit une étiquette avec un prix, celle-ci ne lui dit pas combien va lui coûter l’emballage. »
C’est ce que fait déjà partiellement le système de consigne avec les bouteilles. Mais ces dernières ne constituent qu’une infime partie des 6 millions de tonnes de plastiques recrachées par les Allemands en 2017, dont presque un tiers sous forme d’emballage.
« On a les mains liées par le système »
L’épicerie bio et zéro déchet Glaskiste, en plein centre de Fribourg, a bien quelques idées à soumettre. Le gérant du magasin Niklas Bleser mène une bataille du pot de terre contre le pot de fer. Glaskiste ne s’est pas tirée une mais trois balles dans le pied en s’efforçant de proposer des produits bio, locaux, et sans emballage. L’utopie a un prix : 6,50 euros le kilos de riz, pareil pour les poivrons. Quant au kilo de café soumis à une taxe supplémentaire en Allemagne, il explose allègrement la barre des 20 euros. Niklas Bleser est lucide, le zéro déchet reste un luxe :
« On a beau payer nos employés au-dessus du salaire minimum et leur accorder 20% de remise sur l’alimentation du magasin, même avec ça, ils ne font pas leurs courses chez nous. Pour le moment, on ne peut pas faire moins cher, parce que nous n’avons pas la possibilité d’acheter en gros volumes. On a les mains liés par le système marchand. »
Pour une taxe sur les emballages plastiques
Mais après trois ans dans le rouge, l’épicerie est enfin à l’équilibre. Prochaine étape : ouvrir un deuxième magasin pour pouvoir respirer financièrement… et acheter en plus grandes quantités. Dans un premier temps, la nouvelle boutique continuera de proposer certains produits emballés. Mais le jeune directeur ne serait pas contre une dose d’intervention politique :
« On a des concurrents qui produisent des tonnes d’emballages. Nous on s’efforce de réduire le superflu et on en tire aucun avantage économique. Tant que le ramassage de la poubelle jaune sera gratuit et illimité, il n’y aura aucun effort de fait. Fribourg devrait aussi mettre en place une taxe sur les emballages plastiques. »
En 2016, la ville inaugurait la Freiburg-Cup, un gobelet consigné pour les boissons chaudes à emporter que l’on trouve chez une centaine de partenaires. Prochainement, ce sont les filets à provision qui devraient faire leur retour. Fribourg multiplie les petits pas, à défaut de taper davantage au portefeuille. Une taxe locale sur les emballages plastiques ? Peter Krause n’y croit pas.
« Nous avons déjà réduit de moitié la poubelle non recyclable, mais on stagne depuis quelques années à 90 kilos. C’est un grand défi d’aller au delà de ce seuil. »
Il doit pourtant bien rester quelques marges de progression. L’écostation a pesé ses ordures ménagères de l’an dernier : à peine plus de 30 kilos.
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