Pendant ses procès en 2013, pour détournement et escroquerie dans l’affaire des bons d’achats de Coop Alsace, Yves Zehr était resté relativement silencieux face aux juges. Quatre ans après sa condamnation, l’ancien président et directeur général emblématique du groupe de distribution régional a choisi de prendre la parole, dans un livre, sobrement titré « Qui a tué Coop Alsace ? » (éd. Jérôme Do Bentzinger, 188 p.).
Tuons le suspense : ce n’est pas lui. Qui alors ? La réponse est un peu plus complexe.
Dans son livre rédigé après ses 21 mois de détention à la maison d’arrêt de l’Elsau, Yves Zehr, 70 ans, revient rapidement sur les tempêtes et les consolidations qui ont secoué le monde de la distribution et ont placé Coop Alsace dans une situation délicate au tournant des années 2000.
« Entreprise de liquidation, enfumage généralisé »
Puis, il attaque direct : la direction de Bruno Vincent-Genod, qualifiée d’ésotérique (voir ci-dessous des extraits du livre), puis celle de Christian Duvillet, une entreprise de liquidation selon Yves Zehr. L’ouvrage se termine sur le dépôt de bilan de l’entreprise coopérative en 2014, fondée plus d’un siècle auparavant. Dirigeants, syndicalistes, administrateurs… Tout le petit monde gravitant autour des dernières années de Coop Alsace y passe, ou presque.
Détendu, Yves Zehr reçoit au Ciarus, un hôtel associatif à Strasbourg où il a conservé de nombreuses amitiés, restées fidèles malgré les tempêtes judiciaires et économiques. Il avoue avoir longtemps hésité avant de rédiger ce livre. Mais il l’a fait pour « ses petits-enfants et pour les milliers de salariés de Coop Alsace » :
« Ce livre n’est pas un règlement de comptes, c’est une tranche de vie. J’ai beaucoup sacrifié à cette boite, j’ai été correctement payé en retour mais c’est surtout une question d’honneur. C’est ma vérité parce qu’au final, on est trop vite passé dessus. On s’est retrouvé avec une direction de Coop Alsace incompétente pour diriger l’entreprise, mais d’une formidable compétence en revanche pour la démanteler, en roulant tout le monde dans la farine, dont les élus et le préfet mais aussi les salariés. Ceux qui ont gagné au jackpot dans cette affaire, ce n’est pas la gérante du Point Coop de Krautergersheim… Elle a aussi le droit à la vérité. »
« Je vais mettre les Alsaciens au travail »… avec une chamane pour le comité de direction !
« Écrit comme je parle »
Rédigé dans un style direct, Yves Zehr avoue que son ouvrage n’est pas un « morceau de littérature » : « il est écrit comme je parle. » Le lecteur se retrouve rapidement plongé dans les choix stratégiques à faire en 2007, lorsque Coop Alsace se cherchait un partenaire pour ses achats : Cora, Leclerc, Casino… ? Il faut s’accrocher, l’ouvrage n’omet rien des questions de marges arrières, des problèmes logistiques et des ratés dans les logiciels de gestion des stocks.
Mais il est savoureux pour ceux qui ont suivi la chute de Coop Alsace depuis 2011, Yves Zehr renvoie dos à dos les dirigeants, les syndicats et les administrateurs. Selon l’ancien P-DG, tous ont d’abord pensé à leurs intérêts propres avant ceux du groupe, ce qui a abouti à brader les actifs de la société les uns après les autres pour équilibrer la trésorerie, régler de hauts salaires, des faramineuses notes d’honoraires et d’impressionnants plans de départs volontaires.
Le plan de départs volontaires… « et ses aberrations »
Les bons d’achats, « un système ancien et connu de tous »
Quant aux détournements pour lesquels Yves Zehr a été condamné, via le système des bons d’achats, l’ancien P-DG y consacre un chapitre dans lequel il reprend la défense qu’il a adopté lors de ses procès. En résumé, le système des bons d’achats existait bien avant sa direction et il était connu des « commissaires-aux-comptes chargés d’auditer les caisses centrales, qui n’ont rien trouvé à y redire » :
« Le montant qui m’était reproché, (1,2 million d’euros ndlr) ça représentait 0,035% du chiffre d’affaire de l’entreprise. Bien peu d’entreprises dépensent si peu pour leur publicité. Cette façon peu orthodoxe de communiquer était néanmoins un élément majeur de notre intégration locale, évitait l’arrivé de nouveaux concurrents et préservait l’essence même de la coopérative : être au service de l’Alsace. Quant aux autres accusations, factures privées payées par la Coop, emplois fictifs, etc. C’était de la pure fantaisie et l’enquête m’a disculpé sur tous ces points. »
L’épreuve de la prison
Incarcéré à la maison d’arrêt de l’Elsau de novembre 2012 à octobre 2014, sauf pendant deux mois avant son procès en première instance en juillet 2013, Yves Zehr avoue avoir pensé à mettre fin à ses jours :
« On ne pense qu’à ça de toutes façons, on n’arrive pas à penser à autre chose en prison, en raison de la promiscuité. Et puis j’ai eu la chance de rencontrer le Pr Jean-Louis Terra, avec lequel j’ai été formé pour être “codétenu de soutien”. Quand un prisonnier est en situation de détresse, l’administration vous l’envoie. C’est une énorme responsabilité, mais c’est aussi une énorme chance parce qu’en me consacrant aux autres, je je n’ai plus pensé à ma propre fin. »
La maison d’arrêt n’a pas mis longtemps pour mettre à profit les compétences d’Yves Zehr :
« On m’a demandé si je voulais travailler. J’ai dit bien sûr ! J’ai donc collé des étiquettes sur des biberons pendant quelques temps. Puis le chef de l’atelier a été déplacé dans une autre prison. On m’a proposé, on m’a ordonné en fait, de reprendre la gestion de l’atelier. Pour une commande de caisses, j’ai fait quelques modifications dans l’organisation du travail, et on a gagné 100% en productivité ! Des types qui gagnaient 100€ par mois se retrouvaient avec le double. Ce qui permet de cantiner, la nourriture est tellement immangeable ! Mon statut social a vite progressé, j’étais Dieu après ça. »
En raison des saisies judiciaires et fiscales, Yves Zehr ne profiterait pas des droits d’auteurs issus de la vente du livre. Il y a renoncé, au profit d’une association caritative.
Chargement des commentaires…