Dimanche 19 mai, jour de la Pentecôte. Il est revenu, mais cette fois-ci, il est attendu. Comme à son habitude, le voleur s’était offert une escapade pendant les vacances scolaires et les jours fériés. Professeur la semaine, détrousseur de bibliothèques le week-end. Mais pas n’importe quelle bibliothèque. « Jamais je n’aurais volé une bibliothèque publique ! » jurera-t-il lors de son procès. L’homme fait son marché depuis presque trois ans dans les bibliothèques du monastère du Mont Sainte-Odile.
Les gendarmes de la brigade de Rosheim lui ont tendu un piège. Ils ont emprunté des caméras de surveillance miniatures à un détective privé. Ils l’ont vu passer la veille, et ont découvert dans les combles un sac poubelle rempli de livres, prêt à être embarqué. Le voleur reviendra, c’est sûr… Le lendemain vers 21h, les gendarmes en planque appréhendent une grande et fine silhouette qui traîne une lourde valise et un sac poubelle remplis d’un butin de cuir et de papier. C’est la fin d’un casse-tête qui dure depuis août 2000. Mais l’énigme n’est pas encore totalement résolue. Reste à connaître le motif du vol.
Un vol par amour des livres
L’affaire a fait l’objet d’un livre, écrit par un ancien journaliste des DNA, Bernard Fischbach. Parmi ses lecteurs Paul-Antoine Dantès, l’homme qui a repris la gestion de la bibliothèque du Mont-Sainte-Odile en 2002, peu après l’arrestation du voleur. Il nous accueille avec un exemplaire de l’ouvrage copieusement annoté. Il est cité dedans, a rencontré les protagonistes, et complète le récit :
« D’après un des gendarme qui l’a arrêté, le suspect observe un mutisme complet. Les gendarmes craignaient d’avoir affaire à un ressortissant étranger à ce moment. Ils pensaient à un trafic d’œuvres d’arts. »
Finalement, le jeune homme se met à table. Il s’appelle Stanislas Gosse, et n’était pas motivé par l’argent. Il volait par amour des livres. Le professeur les a tous gardés chez lui. Lors d’une perquisition à son domicile en banlieue strasbourgeoise, les gendarmes mettent la main sur son butin : plus de 1 100 livres à la valeur variable. Le voleur a embarqué des livres de chevet, mais aussi de précieux volumes écrits en latin, une langue qu’il sait déchiffrer.
Des livres parmi les premiers imprimés
Le 16 août 2000, le Mont Sainte-Odile se remet d’une assomption marquée par une affluence hors du commun. Le chanoine Charles Diss s’apprête à donner une conférence aux adorateurs de Sainte-Odile, qui se relaient nuit et jour pour une prière sans interruption. Soudain, raconte Bernard Fischbach, une femme de ménage va l’informer d’un trou béant dans les rayons de la bibliothèque :
« En passant le chiffon à poussière dans la salle du Calvaire sur les rayonnages de la bibliothèque, un vide sur une étagère lui a sauté aux yeux. J’ai l’impression, chuchote-t-elle, qu’il manque des livres. »
Bernard Fischbach, Le passe-muraille du Mont Sainte-Odile
Le voleur a profité de la cohue du 15 août pour passer par une porte au rez-de-chaussée, qui menait au premier étage de l’aile Est. Jean-Marie Le Minor, professeur d’anatomie à l’Université de Strasbourg et historien à ses heures perdues, ne peut que constater les disparitions auprès de la gendarmerie de Rosheim qui mène l’enquête.
C’est lui qui s’est occupé d’inventorier et de classer le précieux contenu de la bibliothèque. Il connaît la collection mieux que quiconque pour en avoir dressé un catalogue, que le voleur emportera également. Neuf incunables (des ouvrages imprimés avant 1500) et 7 livres du XVIe siècle manquent à l’appel.
Le nom de la rose version alsacienne
Le Chanoine Diss quitte ses fonctions au Mont Sainte-Odile à l’automne 2001. L’abbé Alain Donius prend sa suite sans rien connaître du vol. Entre-temps, l’enquête a été classée. Mais peu après avoir pris ses fonctions, Alain Donius remarque qu’un œilleton a été percé dans le bois de la porte de la bibliothèque. Un « trou de chignole » pour reprendre ses termes. Comme si on avait voulu sonder l’épaisseur de la porte. Inquiet, il prend des dispositions en changeant les serrures de la porte. Et pourtant, un nouveau vol à lieu.
L’abbé, qui est aujourd’hui à la Maison Saint-Pierre à Strasbourg, fait part de sa stupéfaction. Il en était venu à soupçonner un acte malveillant à son encontre. En effet, le départ du chanoine Diss et la succession de l’Alain Donius avaient créé quelques remous.
« Mon prédécesseur a été à la tête du Mont Sainte-Odile pendant plus de 20 ans. Il était très attaché à l’institution, et réciproquement. Lui succéder n’avait rien d’évident. À côté de il y avait l’ampleur de la tâche. Le Mont Saint-Odile, c’est une cinquantaine d’employés à gérer, c’est quasiment une PME ! »
Car au larcin s’ajoute l’insolence du voleur. Parfois, celui-ci prend le temps de glisser une rose dans le trou pratiqué dans la porte de la bibliothèque… Bernard Fischbach et d’autres journalistes y voient une allusion au Nom de la rose, le roman policier d’Umberto Eco qui se déroule dans une abbaye…
Climat de suspicion
Dans un premier temps, la brigade de Rosheim suspecte un trafic d’œuvres d’arts ou un acte malveillant. La gendarmerie organise une veille sur les réseaux de vente de livres anciens, y compris du côté allemand. Mais le mode opératoire laisse penser qu’il s’agit d’un habitué des lieux : la quantité de livres disparus implique que le voleur a effectué plusieurs visites, et il n’y a aucune trace d’effraction.
La piste du trafic d’œuvre d’art ne donne rien. La gendarmerie soupçonne alors un client régulier de l’hôtel ou quelqu’un de la maison. On épluche le registre des chambres d’hôtel du Mont Sainte-Odile, on interroge le personnel… Le climat de suspicion devient un peu plus pesant à chaque nouveau vol constaté. La gendarmerie a installé un système de vidéosurveillance pour tenter de prendre le voleur en flagrant délit.
« Ils ont acquis la certitude que cet homme qui ne manque pas d’ingéniosité est un proche du Mont Sainte-Odile, pour qui les coins et les recoins et le rythme de vie de l’établissement n’ont pas de secret. Si bien qu’ils ne seraient pas surpris de voir apparaître Jean-Marie Le Minor [l’ancien responsable de la bibliothèque] sur le petit écran. »
Bernard Fischbach : Le passe-muraille du Mont Sainte-Odile
Un passage secret connu de quelques initiés
Pourtant, le professeur d’anatomie et bibliophile n’y est pour rien. Ou si peu… C’est là que l’affaire tourne à la farce : le voleur s’est bel est bien appuyé sur le travail de Jean-Marie Le Minor. Il a non seulement dérobé le catalogue de livres que l’ancien responsable de la bibliothèque avait patiemment dressé mais surtout, il s’est servi de ses travaux d’archéologue !
Alors qu’il travaillait à la valorisation de la bibliothèque du Mont Sainte-Odile avec deux amis, Jean-Marie Le Minor a redécouvert une pièce oubliée jouxtant la bibliothèque. Il s’est empressé de la décrire dans un article publié dans Les cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire. Lequel a été consulté par Stanislas Gosse, quand celui-ci faisait des recherches sur le Mont Sainte-Odile. Un passage quasi-secret, que seuls quelques érudits connaissaient.
C’est par là que le voleur s’introduit. Mais il ne remarque pas les mini-caméras de surveillance qui le guettent désormais. Car face à l’absence d’effraction, les gendarmes creusent l’hypothèse d’une entrée annexe. Ils ne tardent pas à découvrir à leur tour le passage secret, dissimulé derrière une armoire de la bibliothèque. L’ouverture débouche sur une pièce sans fenêtre, celle-là même décrite par Jean-Marie Le Minor dans son article d’archéologie. Au plafond, une trappe accessible avec une échelle de corde. Elle ouvre sur les combles. Les gendarmes découvrent également des sacs poubelle et des chutes de cuir. Des traces laissées par le cambrioleur. Ils tiennent leur piste !
L’amour des livres et du risque
Le voleur, agrégé de mécanique, enseigne à l’Université de Strasbourg. Il ne sévit que pendant son temps libre. Il faudra attendre encore quelques temps, avant qu’il ne se manifeste, et soit pris sur le fait.
Après son arrestation, l’évêché lui accorde le pardon religieux, mais la plainte pour vol est maintenue. Au procès qui se tient en juin 2003, le tribunal correctionnel de Saverne fait l’objet d’une attention médiatique hors norme, pour le plus grand malheur du prévenu. France 2 a fait le déplacement, et la couverture de l’AFP sera reprise par la presse étrangère. Stanislas Gosse s’explique, confus :
« Je sais que ça peut paraître égoïste, mais j’avais l’impression que ces livres étaient abandonnés, qu’ils ne servaient pas. Ils étaient recouverts de poussière, il y avait des déjections de pigeon, j’avais l’impression que personne n’allait jamais les consulter. »
À ce mobile s’est ajouté le goût de l’aventure et du jeu, confesse-t-il. D’où les roses épinglées dans la porte de la bibliothèque.
Finalement, « l’Arsène Lupin du Mont Sainte-Odile », comme l’a surnommé la presse, est condamné à 18 mois de prison avec sursis sans mise à l’épreuve, 6 000 euros d’amende et 11 000 euros de dommages et intérêts en plus des frais d’avocat. C’est un soulagement pour le prévenu, qui échappe à une radiation du service public. Il peut continuer d’enseigner.
Un monde si petit
L’envie de posséder les précieux ouvrages ne fait aucun doute. Sur plusieurs d’entre eux, on retrouve des ex-libris au nom du voleur à la place de celui-du Mont Sainte-Odile. Sur plusieurs étiquettes, Stanislas Gosse a apposé son nom et s’est parfois essayé à l’écriture gothique, ou a dessiné des petits cœurs… Comme il aurait pu le faire sur ses cahiers du temps où il était élève de Paul-Antoine Dantès !
C’est l’ultime surprise pour le nouveau responsable de la bibliothèque, au moment de la restitution des livres. En ouvrant les 22 cartons remis par la gendarmerie, il découvre abasourdi le nom d’un de ses anciens élèves de 5e, puis de terminale au collège épiscopal Saint-Étienne. Un élève « brillant mais très réservé » dans son souvenir.
La surprise est de taille également pour l’abbé Donius. Quand le voleur l’appelle pour lui demander pardon, celui-ci lui apprend qu’il est un de ses anciens élèves de catéchisme, et qu’il l’a préparé à la confirmation !
Un sursaut, « un peu comme pour Notre-Dame »
La vie a repris son cours au Mont Sainte-Odile, les étiquettes au nom du voleur ont été enlevées quand cela était possible. Pour autant, Paul-Antoine Dantès a longtemps reproché à la presse de prendre l’affaire à la légère, et n’a que très peu goûté « le romanesque », ni « l’ingéniosité » de son ancien élève, et encore moins le surnom d’ « Arsène Lupin ».
En 2006, il signe un article dans l’annuaire de la société d’Histoire de Mutzig et environs. La presse locale, spécialisée, et même France Culture en prennent pour leur grade :
« Certains commentaires vont jusqu’à s’extasier devant la perfide ingéniosité manifestée par le voleur. Il s’agit notamment d’un article d’une revue trimestrielle régionale [Saisons d’Alsace, éditée par les DNA] qui a habitué ses lecteurs à un peu plus de rigueur. L’auteur y salue un “l’exploit d’un jeune homme bien sous tous rapports”, sans savoir que ce qu’il appelle « un cambriolage sans conséquences excessives » s’est traduit par le collage d’étiquettes (jusqu’à quatre sur certaines doubles pages !). […] Sur le registre de la légèreté, on peut se reporter à une émission du 23 septembre 2003 de France Culture et aux propos de Gérard Oberlé […] se disant, dans un grand éclat de rire, prêt à adopter le passe-muraille. »
Paul-Antoine Dantès : La bibliothèque du Mont Sainte-Odile, perdue et retrouvée : pour une autre lecture des lieux dans l’Annuaire 2006 de la société d’histoire de Mutzig et environs
Un effet « Notre-Dame-de-Paris »
Malgré son agacement, Paul-Antoine Dantès reconnaît dans ce même article que cette affaire aura nourri son intérêt pour la bibliothèque du Mont Sainte-Odile. Et d’aller lui-même de son hypothèse dans le débat d’historiens. Dans l’article dont est tirée sa diatribe, il propose de voir la bibliothèque du Mont Sainte-Odile ainsi que la pièce inférieure, comme un lieu de travail dédié à la calligraphie et à l’enluminure. D’autres hypothèses suggèrent que la bibliothèque était à l’époque une sacristie ou une salle capitulaire.
Il n’est pas le seul à s’être pris de passion pour le Mont Saint-Odile. Après le battage médiatique autour de l’affaire, l’abbé Donius assure avoir accueilli un public qui semblait redécouvrir un patrimoine culturel oublié depuis longtemps :
« Toutes proportions gardées, c’est un peu le même phénomène qu’avec Notre-Dame-de-Paris après l’incendie. Les gens se sont brusquement rappelés du Mont Sainte-Odile. Je voyais des visiteurs qui étaient animés d’une curiosité qui pouvait être spirituelle… Mais pas seulement. Certains avaient l’air de chercher le fameux passage secret. »
Le principal protagoniste de l’affaire enseigne toujours à Strasbourg. Il n’a pas souhaité donner suite à nos sollicitations.
Chargement des commentaires…