24 novembre 2017, Ercan (le prénom a été modifié) écrit et signe une reconnaissance de dette… sous la contrainte : « Je soussigné Ercan (…) reconnaît devoir à l’association Vision (…) la somme de 40 000 euros. » Son texte est dicté mot pour mot par Lokman Arslan, responsable jeunes du mouvement islamique turc Milli Görüs dans le Grand Est. L’association Vision est présidée par Eyup Sahin, actuel président de la mosquée Eyyub Sultan à la Meinau et du mouvement Milli Görüs pour l’Est de la France.
Cadeau empoisonné
Comment en est-on arrivé là ? En 2015, Ercan lance son entreprise, des cours privés de préparation à un concours. « Eyup le président », comme tout le monde l’appelle dans le milieu, accepte de se porter garant du jeune entrepreneur pour héberger sa société. En mars 2016, il lui propose de louer des locaux via l’association Vision, puis de sous-louer l’espace à Ercan.
Problème : le contrat de sous-location tarde à être signé. Le jeune entrepreneur occupe donc des locaux, dont il paye un loyer et les charges… mais l’espace est officiellement loué par l’association Vision. Un an et demi plus tard, en septembre 2017, Eyup Sahin commence à exiger des loyers plus élevés, explique Ercan :
« Il voulait d’abord me facturer sans raison 2 500 euros par mois, au lieu des 1 352,40 euros prévus initialement, correspondant au montant exact du loyer. Puis il a exigé 50% des gains de ma société. Je refusais car ses exigences auraient mis en péril l’avenir de mon entreprise. À la fin, on m’a forcé à signer cette reconnaissance de dette en envoyant trois exécuteurs de ses ordres, comme la mafia. »
Vol et changement de serrure
Le 17 novembre 2017, trois hommes entrent dans les locaux de la société d’Ercan pendant un cours de mathématiques. Ils demandent aux étudiants de quitter les lieux après avoir annoncé que leur formation a des dettes et qu’elle devra trouver d’autres locaux.
Absent au moment des faits, le jeune entrepreneur retrouve son bureau vide de tout ordinateur et autres documents administratifs. Pire : la serrure a été changée et les caméras de surveillance détruites.
« On ne dormait plus… »
Une semaine passe entre le cambriolage et la restitution du matériel volé. Entre le 17 et le 24 novembre, Ercan et sa compagne vivent un enfer. L’organisme ne peut pas donner les cours prévus. Pire, un examen blanc doit être annulé car les exercices se trouvent sur les ordinateurs subtilisés. Des clients se plaignent, inquiets pour la suite de la préparation de l’examen d’entrée en deuxième année de leur formation.
« C’était pour lui rendre »
Lokman Arslan a participé à cette expédition. Il admet avoir pris les ordinateurs et les documents administratifs dans le bureau du jeune entrepreneur. Mais ce responsable du mouvement Milli Görüs explique ainsi son comportement :
« Lorsqu’Ercan nous a demandé de soutenir son projet, il était responsable de la branche université du mouvement au niveau du Grand Est. Mais au bout d’un an, il ne nous fournissait aucun rapport d’activité. Sans réponse de sa part, nous avons fait fermer sa formation et nous avons pris son matériel.Mais c’était pour l’avoir en face et lui rendre. »
6 000 euros contre les clés
Cette explication est discutable à plusieurs égards. Tout d’abord, une analyse d’un ordinateur d’Ercan par un informaticien montre que la machine a été utilisée peu après son vol. Les mails du jeune étudiant-entrepreneur, alors âgé de 23 ans, ont été exportés. Ceux concernant la formation ou des données bancaires ont été ouverts.
Puis il y a ce SMS, qu’Ercan a reçu d’Eyup Sahin trois jours après l’intervention :
« Selman va au QG (de la CIMG, rue de la Fédération, ndlr). Tu récupéreras la clé. Donne un chèque de 6 000 euros et pour chaque mois fais des chèques de 2 500 euros. Nous encaisserons chaque mois (pour rappel, le loyer initial était de 1 300 euros environ, ndlr). Écris aussi une reconnaissance de dette pour avoir une preuve de tes paiements. »
Chantage et traumatisme
« En plus de tout ça, les hommes de Milli Görüs, qui avaient accès à toutes les données de l’entreprise, me menaçaient d’envoyer des mails frauduleux aux élèves. Ça aurait détruit ma réputation. Je n’étais même pas sûr de récupérer mes dossiers administratifs et mes ordinateurs. », se souvient le jeune homme. Des membres de la communauté Milli Görüs reprochent aussi à Ercan son refus de se soumettre aux ordres du « président Eyup ».
La situation aura des effets dévastateurs sur le plus long-terme : « On en est sorti traumatisé, pendant quatre mois, on ne mangeait presque plus, on ne dormait plus… », raconte Zeynep (le prénom a été modifié), la compagne d’Ercan.
Une plainte déposée… classée sans suite
En mai 2018, Ercan a perdu près de 20 000 euros. Il a d’abord fait un premier chèque de 6 000 euros pour récupérer les nouvelles clés de son local. Puis il a dû faire plusieurs chèques de 2 500 euros versés mensuellement. Le jeune étudiant demande à bloquer ces chèques signés à l’avance, mais la procédure a pris du temps. Les premiers transferts de fonds ne peuvent être empêchés. Il finit par porter plainte contre X pour « violation de domicile, vol, extorsion, chantage ».
Mais sa plainte est classée sans suite en juin 2019. Selon nos informations, Eyup Sahin et les trois exécuteurs du vol ont été auditionnés.
Nouvelle plainte à venir
Me Olivier Schneider a défendu Ercan dans le cadre de cette première plainte. Contacté au sujet des motivations du classement sans suite, l’avocat fait part de son incompréhension :
« C’est une enquête de police, nous n’avons aucun élément sur le dossier qu’ils ont transmis au parquet. »
Ercan ne veut pas en rester là. Il a récemment demandé un nouvel avocat au tribunal de grande instance de Strasbourg pour déposer une nouvelle plainte, cette fois avec constitution de partie civile. La procédure permet à une victime d’obtenir réparation pour le préjudice subi. « Je veux qu’il soit condamné parce qu’on en a marre de voir notre communauté aveuglée par rapport au président du mouvement », explique Ercan.
Eyup Sahin, cumul des présidences
Eyup Sahin préside l’association Vision, qui gère l’espace culturel autour de la mosquée Eyyub Sultan, dans le quartier de la Meinau dans le sud de Strasbourg. Dans ses statuts de 2013, l’objectif affiché de l’entité est de « mettre en oeuvre tous type d’action en faveur de la jeunesse, dans les domaines éducatif, scolaire, sportif, social et culturel. » Ainsi Vision gère déjà le collège Eyyub Sultan.
Eyup Sahin préside aussi, depuis l’été dernier, l’association détentrice du permis de construire pour la mosquée Eyyub Sultan. Mais le chantier de la CIMG-GMES (Communauté Islamique Milli Görüs – Grande Mosquée Eyyub Sultan) est à l’arrêt depuis août. Les fidèles reçoivent des SMS les appelant à donner pour relancer les travaux.
Fin septembre, un fonctionnaire de la Ville de Strasbourg a accompagné Eyup Sahin au Qatar. Objectif : convaincre la fondation Qatar Charity de contribuer au paiement du chantier. Selon nos informations, la dette de l’association envers les entreprises de BTP dépasse les trois millions d’euros.
Une asso pilotée par un siège en difficulté
Le siège du mouvement islamique Milli Görüs se trouve en Allemagne. Les décisions prises pour la mosquée Eyyub Sultan ne peuvent être prises sans l’accord des responsables du siège, à Cologne. En effet, un protocole d’accord confidentiel, que Rue89 Strasbourg a pu consulter, donne un droit de veto au président du réseau au niveau international, Kemal Ergün, grâce à sa présidence de l’Union européenne pour la construction des mosquées (UECM).
Les difficultés de cette mosquée strasbourgeoise se trouveraient-elles à Cologne ? En mars, quatre anciens dirigeants du mouvement Milli Görüs en Allemagne ont été reconnus coupables d’évasion fiscale et condamnés à des peines d’emprisonnement, de 14 à 24 mois. Il y a deux mois, Eyup Sahin promettait un redémarrage pour la mi-octobre… Début novembre, le chantier restait bloqué.
Contacté, Eyup Sahin a simplement reconnu être « en procès avec ce monsieur » mais n’a pas répondu à nos questions sur ses pratiques ou celles de ses hommes de main.
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