Les rentrées se succèdent, le mode opératoire de David (le prénom a été modifié) reste le même. Tous les ans, l’étudiant de 58 ans s’inscrit en première année à l’Université de Strasbourg. Régulièrement, il se pointe en retard en cours de langue ou d’histoire. L’homme repère ainsi une élève isolée et s’installe à ses côtés. La technique d’approche varie peu : « Où en est-on dans le cours ? » ou « Tu pourras m’envoyer tes notes ? » Puis l’homme aux origines américaines propose un cours d’anglais gratuit, chez lui.
Une gène croissante face à David
C’est ainsi que tout a commencé pour Ana (le prénom a été modifié), étudiante en première année de psychologie en 2017. Au fur et à mesure, la femme de 20 ans ressent une gène croissante face à David : « Pendant les cours chez lui, il fixait ma poitrine en me faisant des compliments. Au bout de deux mois, il me prenait dans ses bras ou me faisait des bisous sur la joue, rien à voir avec une bise. » Un jour, lors d’une séance d’anglais chez lui, Ana prend peur. Au fond de sa tasse de thé, elle croit observer un « fond blanchâtre » qu’elle ne boira pas. Lorsque son hôte a la tête ailleurs, elle rédige rapidement un message à son ancien partenaire, avec l’adresse de la maison « si jamais je rép[onds] plus »
Ana prend alors ses distances avec David, qui lui propose régulièrement de sortir ou de réviser ensemble. Lors d’un cours d’anglais, il l’entend évoquer son cours de fitness du lundi. L’ancien élève d’Harvard, comme il aime à le rappeler aux jeunes étudiantes, se retrouvera devant le bâtiment du service des sports à l’heure de la séance d’Ana. La semaine suivante, David prend part au même cours qu’elle. L’homme l’agrippe par surprise en la secouant par les épaules et en l’embrassant sur la joue. Par SMS, la jeune femme lui demande de ne plus revenir. Elle prévient sa professeure et le concierge du comportement inquiétant de David. Mais rien ne change. Le soixantenaire est encore là la semaine d’après. Ana ne fera plus de fitness : « J’étais dégoûtée, je me sens comme si on le laissait me harceler. Personne ne m’a protégée… »
Ana se promène avec un couteau
La jeune Strasbourgeoise ne répond plus aux SMS de David. Ce dernier l’aborde alors sur Facebook messenger. « Il m’envoyait des articles scientifiques ou des conférences », se souvient-elle. Ana laisse ces messages quasi-quotidiens sans réponse… puis finit par le bloquer. Il passe alors au mail, avant de « liker tous mes statuts Facebook, mes photos de profil. » Par peur de le croiser seule dans la rue, Ana se promène avec un couteau dans son sac. À la rentrée suivante, elle manquera son cours préféré, dédié à l’évolution des hominidés, de la même façon qu’elle a abandonné le fitness. Il était là, c’était trop pour elle.
Ana n’aurait jamais pensé pouvoir porter plainte. Mais lorsqu’un appel à témoignages concernant David a circulé en août 2020 sur le groupe Facebook « Témoignages & soutien violences sexistes de rue – Strasbourg« , l’étudiante reconnaît tout de suite son harceleur. Grâce à l’association Ru’elles, émanation de ce groupe Facebook, elle rencontre une juriste et en sort convaincue de déposer une plainte pour tentative d’empoisonnement, violence et harcèlement. Ana assure que la procédure contre David sera lancée mi septembre.
« Il sait très bien où se situe la limite »
En un mois, Mathilde, membre de l’association Ru’elles, est parvenue à récolter quinze témoignages similaires concernant les pratiques de David. L’étudiante se souvient l’avoir rencontré en cours de civilisation japonaise, où l’homme aimait étaler son savoir, quitte à perturber le cours. Face aux récits récoltés, la jeune femme comprend la complexité du dossier :
« Dans nos témoignages, il y a beaucoup de descriptions de comportements lourds, mais ce n’est pas contraire à la loi… C’est quelqu’un de très intelligent, il sait très bien où se situe la limite de la légalité. »
Rue89 Strasbourg a pu prendre connaissance d’un document de 42 pages constitué par l’association et transmis au procureur de la République. Plusieurs témoins s’y plaignent d’un comportement trop tactile de leur camarade trois fois plus âgé. Une élève raconte aussi avoir été touchée à l’épaule et à la cuisse lors d’un cours magistral. Une autre évoque un massage imposé à la bibliothèque.
Des plaintes répétées… dès 2014
C’est ainsi que David continue d’inquiéter de jeunes étudiantes depuis plus de cinq ans. Le 18 mars 2014, l’Université de Strasbourg signait déjà un arrêté interdisant à David de « pénétrer dans l’ensemble des locaux universitaires » pendant 30 jours. En cause : « les plaintes répétées des étudiantes et des personnels féminins affectées au centre de ressources de langues de SPIRAL face aux agissements récurrents de David. » Alors enseignant vacataire, David attaque l’arrêté au tribunal administratif, qui annule cette interdiction.
Cette décision d’un juge administratif a-t-elle donné une sorte d’immunité à David ? L’étudiant d’une soixantaine d’années n’a jamais cessé d’importuner ses camarades. En 2017, Paula (le prénom a été modifié) se souvient d’une collègue professeure de sport l’ayant averti à propos de cet ancien élève qui squatte les séances de fitness : « Trois filles s’étaient plaintes de lui, elles se sentaient harcelées. » Pendant trois ans, Paula surveillera attentivement les faits et gestes de ce participant gênant… sans jamais déceler un quelconque comportement passible de poursuite : « Pour les filles présentes dans mes séances, c’était juste un gros lourd qui les empêchait de faire leur sport parce qu’elles n’arrivaient pas à s’en débarrasser. »
Différents départements, différentes consignes
Le fonctionnement par départements de l’université a aussi joué en la faveur de David. Victoire Feuillebois, responsable pédagogique des L1 et L2 du département d’études slaves, a reçu la visite de trois étudiantes fin 2019. Ces dernières lui ont parlé du malaise causé par la présence de David en amphithéâtre ou en TD. Par la suite, la maître de conférences se rendra compte que ses collègues enseignant en chinois ou en japonais ont eux aussi été alertés sur le comportement de l’étudiant.
Certains départements de l’Université ont agi à leur niveau. Le 10 septembre 2019, le gestionnaire de scolarité pour les études allemandes, arabes et chinoises annonce par mail que David est « interdit d’inscription à la faculté des langues. Si cet étudiant se présente à vos cours et demande la permission d’y assister en tant qu’auditeur libre ou comme choix d’option, vous ne devez en aucun cas l’accepter. » En 2020 / 2021, il est inscrit à la fac d’Histoire.
Des mesures globalement inefficaces
Selon nos informations, une consigne avait été passée aux responsables de la salle de musculation en 2018 pour en interdire l’accès à David. Plusieurs témoignages nous confirment que la mesure n’a jamais été appliquée.
Le 7 novembre 2019, c’est au niveau des bibliothèques universitaires qu’une mesure de précaution est diffusée. Face au retour de David, le responsable du département des services aux publics invite ses collègues à « être vigilants si vous le repérez dans la bibliothèque et à surveiller son comportement auprès des jeunes femmes. »
Étudiante et vacataire dans une bibliothèque de l’Université, Laura (le prénom a été modifié) s’est longtemps sentie épiée par le soixantenaire. À plusieurs reprises, ce dernier l’attendait après la fermeture de la bibliothèque à côté de son vélo. Comme Ana, elle a dû mettre en place des stratégies d’évitement : demander à son collègue de la raccompagner, ou à son compagnon de la chercher.
Laura compte aussi porter plainte cette semaine pour menace suite à une altercation avec David alors qu’elle devait fermer la bibliothèque. Un rapport d’incident daté du 9 septembre atteste des menaces proférées à l’égard de l’employée de la Bibliothèque Nationale Universitaire (BNU). Sa première tentative, au bureau de police de Neudorf, avait essuyé un refus du policier, qui préconisait le dépôt d’une main courante.
Sous pression, un signalement de l’Université
Le 8 septembre, le syndicat de l’enseignement supérieur SNESUP-FSU a alerté la présidence de l’Université sur les « signalements de harcèlement sur la plateforme ouverte par la jeune association (Ru’elles, ndlr) nombreux et convergents sur le mode opératoire. » Dix jours plus tard, toutes les organisations syndicales de l’université et le collectif de vacataires Dicensus demandaient cette fois à la présidence de l’université de « prendre toutes les mesures administratives propres à assurer la protection des personnels et des étudiantes de notre université. »
Sous la pression, la direction générale de l’Université a annoncé le 18 septembre dans un mail interne que « le président adresse un signalement au procureur de la République dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale. »
Interrogé sur le contenu de ce signalement, la directrice de la mission de lutte contre les violences sexistes, Isabelle Kraus, n’a pas souhaité nous répondre. Parmi les étudiants ou professeurs interrogés, beaucoup regrettent un certain attentisme du côté de la présidence de l’Université. D’autres comprennent cette certaine prudence face à un comportement « limite », « lourd », mais difficile à porter devant les tribunaux. Une source proche du dossier nous indique que « le pire, ce serait de produire un arrêté qui serait à nouveau retoqué par le tribunal administratif. Le signal pour les victimes serait terrible. »
Contacté, David n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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