73,6%. C’est le score du Rassemblement national au second tour de l’élection présidentielle de 2022, à Liebsdorf, qui signifie pourtant village de l’amour en alsacien. Au début de son nouveau documentaire, Vincent Froehly se demande s’il ne faudrait pas le renommer Hassdorf, ce qui voudrait dire village de la haine. « Mais je me suis dit que ça ne sert à rien d’insulter les gens si je veux qu’ils changent d’avis », confie t-il.
Cet enfant de paysan a donc décidé d’emmener une caméra dans sa commune natale du Sundgau, au sud de l’Alsace, pour discuter avec les habitants. Son but : comprendre la progression du vote d’extrême droite et trouver des pistes pour contrer ce phénomène. Dans son film Requiem pour mon village, on l’entend poser des questions d’un ton franc, teinté d’un bel accent alsacien, à des personnes qu’il croise dans la rue ou chez eux. Il rencontre un restaurateur, des prêtres, il fait aussi parler sa mère, l’une des rares encore réellement issue d’une famille de paysans.
Le film sera diffusé une première fois sur France 3 Grand Est jeudi 19 décembre vers 22h55. Vincent Froehly a réalisé plus de trente documentaires, notamment en Afrique de l’ouest et en Europe de l’est, traitant presque toujours de la vie à la campagne, paysanne et communautaire. Pour lui, l’avènement de l’agriculture industrielle et la transition vers des modes de vie individualistes ont créé le malaise dont se nourrit le Rassemblement national. Entretien.
Rue89 Strasbourg : Pourquoi décider de faire un film sur Liebsdorf, votre village, après le résultat des élections ?
Vincent Froehly : J’avais déjà fait un film sur la mort de la vie communautaire dans mon village il y a 20 ans, il s’appelle Liebsdorf City. Quand j’ai discuté de l’extrême droite avec mon frère au téléphone, qui est secrétaire de mairie là-bas, il m’a dit : “tu dois revenir, c’est encore pire qu’avant, les gens sont encore plus individualistes”. Il faut bien comprendre que les critères qu’on entend habituellement pour justifier le vote RN n’existent pas dans ce village. Il n’y a aucune insécurité, pas de chômage.
Beaucoup travaillent en Suisse, eux même sont des travailleurs immigrés en quelque sorte. Ils ont de très bon salaires, ils vivent dans de belles maisons et ont des grosses bagnoles. Certaines personnes avec qui je parle dans le film me disent qu’elles ont peur de l’immigration mais elles ne voient jamais d’étrangers. Il y a vraiment quelque chose d’absurde dans ce vote, je me disais qu’il fallait essayer de comprendre ça.
Alors, d’où vient ce vote d’extrême droite d’après vous ?
Les gens de Liebsdorf expliquent qu’ils sont en colère parce qu’ils se sentent abandonnés. C’est en partie vrai. La Poste, l’école, l’épicerie que tenait ma mère… Tout a fermé. Et en même temps, tout le monde s’accuse de ne pas faire vivre le village. C’est assez marrant mais les vieux disent que les jeunes ne s’investissent plus dans rien, et quand on leur demande ce qu’ils font eux, souvent ils n’ont rien à répondre. C’est toujours de la faute de l’autre.
Quand les gens rentrent chez eux après le travail, ils ne veulent plus sortir, ils se replient dans leurs maisons entourées de barrières et allument la télé. Quand je me promène dans Liebsdorf, il n’y a quasiment plus personne dehors. C’est tellement plus simple de regarder Hanouna. Et là, les discours simples et haineux d’extrême droite, qui font appel à nos plus bas instincts en renvoyant toujours la faute sur les musulmans, ça marche. On ne va plus vers l’autre et l’étranger finit par faire peur.
Je suis persuadé que ce vote n’est qu’un symptôme de l’individualisme, parce qu’on a perdu une forme d’intelligence paysanne avec le temps. Quand j’étais enfant, il y avait des mauvais côtés, on devait beaucoup bosser. Mais on était dépendants de pleins de choses, la météo, les récoltes… On avait le sens de la fragilité de la vie, de sa valeur, et de l’importance de s’entraider. On était obligés de se rencontrer et de s’intéresser aux autres quelque part.
Mes parents me disaient que quand j’allais dans le village d’à côté, j’étais un étranger. Nous étions tous des étrangers, ce n’était pas négatif, on voulait bien s’accueillir. Je l’ai aussi observé avec mes voyages dans d’autres régions du monde : la vie paysanne crée à la fois des repères forts et une ouverture d’esprit. On avait la polyculture et la polypensée, maintenant on a la monoculture de maïs et la monopensée.
Comment peut-on faire pour lutter contre ce report du désespoir vers le RN ?
Je n’ai pas de réponse simple, ce n’est pas mon métier. Je pense que cette montée de l’extrême droite est également un échec de la gauche. Je n’ai jamais entendu parler d’un élu de gauche à Liebsdorf, par exemple. Ils doivent retourner sur le terrain, pour montrer qu’ils s’intéressent aux problèmes des gens, par exemple les fermetures de services publics, et se rendre utile sur ces questions.
Je pense que la gauche devrait carrément réinventer un projet de société dans le monde rural, basé sur une vie simple et une agriculture paysanne. Les villages pourraient être de vrais laboratoires de la transformation sociétale qu’on doit mettre en œuvre. Cela passe par le soutien à l’installation de jeunes exploitants, aux associations locales, et à tout ce qui fait la vie communautaire rurale.
Qu’espérez vous provoquer avec votre film ?
Déjà, qu’on comprenne un peu mieux le vote d’extrême droite, et que cela permette de réfléchir à des solutions concrètes. Avec ce film, j’essaye aussi de m’adresser aux gens des villages qui râlent parce qu’il ne se passe rien mais ne font rien eux mêmes. Ceux qui craignent l’immigration alors qu’ils ne savent pas ce que c’est, surtout qu’ils travaillent eux mêmes en Suisse pour une bonne part… J’aimerais que ce film agisse comme un miroir pour ceux qui le regardent. On va organiser des projections dans le Sundgau pour ça.
Et je trouve important de parler de la vie paysanne, pas pour revenir en arrière mais parce qu’on peut s’en inspirer. Il y avait quelque chose de vraiment beau dans notre vie, tout le monde était tout le temps dehors, on avait un lien avec la terre. Il y avait des personnes atypiques qui se baladaient dans le village et parlaient alsacien. Je trouve qu’on avait une sorte de tolérance, on ne se posait pas la question. On connaissait les différences des autres. Je trouve que tout ça peut-être inspirant pour imaginer vers où on pourrait aller.
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