Rue89 Strasbourg : C’est la première fois que vous êtes dans une salle avec votre camion ?
François Chattot (F.C.) : Oui, parce que c’est un spectacle itinérant, avec notre « camion d’alimentation générale ». C’est notre deuxième camion en fait, puisque nous nous sommes fait voler le premier. Le pauvre camion tout désossé a été retrouvé près de la frontière belge… Notre premier véhicule ayant embrassé une carrière de gangster, nous en avons racheté un. Les grosses villes ayant en général un peu plus d’argent, elles nous permettent, d’une certaine façon, de « subventionner » les représentations dans les petites communes.
Les subventions que reçoit la compagnie servent aussi à ça, bien entendu. D’ailleurs c’est son nom, la « Compagnie Service Public » : on va prioritairement vers des endroits où il n’y a plus forcément d’activité théâtrale, parfois depuis des années… Je sais bien qu’aujourd’hui les gens ont 800 chaînes de télévision chez eux, ils ne sont donc plus obligés de sortir pour se distraire… Mais quand, petit à petit, sur plusieurs années -car c’est un travail de longue haleine-, on arrive à créer un lien, c’est formidable…
C’était quelque chose qu’on avait plutôt bien réussi lorsque je dirigeais le Théâtre Dijon Bourgogne (TDB) : on a, pendant plusieurs années, fait des tournées dans les villages, les gens commençaient à nous connaître un peu, nous, notre travail et notre désir de créer des liens.
« Le blanc est au frais, le rouge est ouvert, tout est prêt. »
À partir de cette idée de camion nous avons fait deux spectacles : le premier avec, entre autre, Jean-Louis Hourdin et Martine Schambacher, qui s’appelait Et si on s’y mettait tous, puis ce nouveau spectacle que nous tournons aujourd’hui. Le principe est assez simple : le camion est l’objet central du spectacle, puis autour de ça nous fabriquons des montages de textes. On appelle ces montages de texte « poétique politique ». C’est un mélange très large, qui va de l’article de presse à l’extrait de roman, à des poésies ou des extraits de discours politiques…
Comment faites-vous les choix des textes justement ?
On passe des heures à lire, à découper, à faire des photocopies… On teste, on se lit les textes mutuellement. Il finit par se dessiner quelque chose, pas forcément un fil conducteur, mais plutôt un esprit, qui peut rester volontairement un peu chaotique, pour éviter d’être didactique. Evidemment, le risque, avec ce genre de démarche, c’est de se retrouver assez vite à asséner des espèces de vérités. Nous nous méfions de ça comme de la peste, on essaie de faire des pas de côté pour que l’ensemble forme plutôt une espèce de paysage, sonore et de pensée.
C’est aussi un paysage dans lequel chacun va faire un chemin, sans enseignement d’une vérité présupposée ni prosélytisme d’aucune sorte. Nous essayons, sans arrêt, de bâtir des ponts, des liaisons poétiques entre la réalité qu’on vit tous les jours, et une pensée un peu plus élaborée.
Cela fait presque un an maintenant que ce dispositif fonctionne…
En 2012, lorsque je terminais mon contrat au TDB et que le premier spectacle en camion avait déjà bien tourné, j’ai eu l’idée de faire une espèce de suite. On appelle de temps en temps notre plate forme la « petite université populaire ». Nous assumons donc quand même ce petit côté universitaire, puisqu’on lance des thèmes et des questions, on suscite l’envie de débattre.
À la fin du spectacle, nous annonçons que la buvette est ouverte, tout le monde nous rejoint et le débat continue… Le blanc est au frais, le rouge est ouvert, tout est prêt. Nous nous transformons alors en petit bar philosophique ambulant. Cela donne très facilement à chacun la possibilité de dire quelque chose, de poser des questions. Ça tchatche très vite. Ce dispositif fonctionne bien, c’est pour ça que je voulais un second épisode, un autre feuilleton.
« Lise Visinand est la dernière survivante de son groupe d’école du TNS »
Comment avez-vous choisi la nouvelle équipe ?
Je voulais que cette nouvelle équipe soit constituée de tous ceux avec qui je n’avais pas pu travailler lors de mon passage au TDB. Daniel Fernandez, cela faisait très longtemps que je voulais travailler avec lui. Il m’a présenté les Tortues Jeannine, dont j’avais déjà entendu parler mais que je n’avais pas encore rencontrées: Chloé [Bosc], Fanny [Miroy], Aline [Dumont]… Enfin Fanny je l’avais rencontrée lors des tournées à mobylette que nous avions organisées en Bourgogne, puisqu’elle avait écrit toutes les chansons à l’accordéon à l’époque. Lise Visinand, bien sûr, je la connaissais, elle faisait partie du groupe 3 de l’école du TNS.
En mai 2015, maintenant donc, elle fête les 60 ans de son concours d’entrée à l’école de Strasbourg. Elle l’a présenté en 1955, elle est la dernière survivante de son groupe. Elle a tout de même 81 ans. Quand je lui ai demandé de travailler avec moi, elle était ravie à l’idée de partir, comme ça, dans un camion… Ce genre d’aventure, ça lui rappelait la décentralisation. Et puis nous avons bien sûr un chef en cuisine, que je connaissais lui aussi, Hubert Anceau : il est cuisinier à domicile à Dijon, et il est présent dans la pièce en alternance avec la chef cuisinière Céline Bourgeois.
Se protéger contre un théâtre protocolaire qui fait peur
L’esprit de tout cela s’est donc dessiné assez vite, autour du camion et de l’idée de veillée, et de gourmandise. Le camion a un avantage précieux, en particulier dans les villages : les gens n’ont pas le sentiment d’aller au théâtre. C’est un camion de marché, tout le monde connaît ça par cœur, même les enfants. Ça fait moins peur, c’est sans protocole. Les gens se disent souvent : « le théâtre, ce n’est pas pour nous. »
Donc, un camion, c’est mobile, c’est léger, tout le monde voit ce que c’est. On crée aussi une espèce de cirque en miniature. Il y a des toiles peintes et des gradins. En plein air, bien sûr, il y a un autre charme, mais là au TNS l’effet va être très intéressant, très différent aussi. Qu’on le veuille ou non, il y a un côté monumental dans le théâtre. Pour affronter ça nous avons donc le camion, et nous avons aussi la veillée.
Les veillées, ça ne se pratique plus autant qu’avant, mais dans l’ensemble les gens savent ce que c’est. En gros, c’est le soir, et on se raconte des histoires au coin du feu. C’est exactement ce que nous faisons dans le spectacle : c’est la tombée de la nuit, on sort deux braseros et on raconte des histoires. L’intitulé de la veillée permet aussi de sortir du format « théâtre ».
Vous mélangez farces, contes, tragi-comédies, chansons, articles… Quelle est la cohérence entre toutes ces formes ?
On a besoin de manger et de boire, mais l’être humain ne peut pas se nourrir que de nourriture terrestre. Sans quelque chose de plus, il se fane. Que celui-ci soit oral, chuchoté, écrit, archaïque ou moderne, l’être humain ne peut pas vivre sans récit. Dans la postface du recueil de textes d’Henri Michaux La nuit remue, on trouve ce texte, qui est aussi diffusé lorsque le camion arrive, avec des gros amplis comme lors du Tour de France : « Rien de l’imagination volontaire des professionnels. Ni thème, ni développement, ni construction, ni méthode. Au contraire, la seule imagination de l’impuissance à se conformer. Les morceaux, sans liens pré-conçus, y furent faits paresseusement, au jour le jour, suivant mes besoins, comme ça venait, sans pousser, en suivant la vague, au plus pressé toujours, dans un léger vacillement de la vérité, jamais pour construire, simplement pour préserver. »
Préserver, c’est là l’essentiel, c’est comme mettre ses mains autour d’une bougie pour que ne pas qu’elle s’éteigne. On est là, tous ensemble avec les spectateurs, autour du feu, et on écoute les poètes, pour tenter de préserver cette filiation de pensée de génération en génération.
« Avec cette veille, on fait revenir les morts »
Les Romains, les Grecs, les Egyptiens, les Incas : ces civilisations se pensaient éternelles, et tout a disparu. C’est aussi un autre poète, Paul Valéry, qui le dit : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. […] Nous voyons maintenant que l’abîme de l’Histoire est assez grand pour tout le monde. » Je trouve ça extraordinaire. Ça permet d’être plus attentif à ce que se passe entre les gens : notre civilisation, c’est aussi ce qu’on en fait, ensemble. Préserver cette pensée, préserver un esprit, car on ne sait pas combien de temps encore les choses vont durer.
Deux thématiques reviennent souvent dans votre pièce : le monde du travail et la mondialisation. Êtes-vous pessimiste ?
Heiner Müller, je crois, disait : « Un optimiste, c’est quelqu’un qui est mal renseigné ». Je crois qu’on ne peut être que les deux, optimiste et pessimiste, dans un mélange inextricable. Mais comme le dit Jean-Louis Hourdin : « Face à la fatalité du malheur, il y a aussi la fatalité de la révolte. » C’est pour ça que nous avons besoin de gens comme Vaneigem et des situationnistes belges, surtout dans une ville comme Strasbourg, qui est tellement imprégnée de situationnisme.
Vivianne Forrester, juste avant d’avoir la mauvaise idée de mourir en 2013, a commencé à La Promesse du pire, dont nous avons fait une chanson pour le spectacle. Elle fait une espèce de radiographie du capitalisme, pas celui du temps de Marx, plutôt paternaliste, mais celui d’aujourd’hui où nous n’arrivons même plus à identifier les propriétaires des groupes mondialisés. Les systèmes sont indéchiffrables, et parfois tellement pervers que les employés sont actionnaires, ils scient donc la branche sur laquelle ils sont assis pour faire encore quelques bénéfices supplémentaires.
Le pessimisme et l’optimisme, c’est plutôt une histoire d’humeur. Or là nous ne sommes pas dans l’humeur, mais plutôt dans le questionnement sur comment on continue de veiller au grain. Cela rejoint le spectacle que nous avions créé il y a plus longtemps maintenant avec Jean-Louis Hourdin, et qui s’intitulait Veillons et armons-nous en pensée. D’une certaine façon, avec cette veille, on fait aussi revenir les morts, comme toujours au théâtre. Vivianne Forrester n’est plus là, mais elle nous parle à travers cette pièce. Le métier des artistes, c’est un métier très curieux qui fait parler les morts -mais on ne fait pas tourner les tables!
Qu’est ce que la musique amène de plus à ce dispositif ?
C’est essentiel. Je me doutais bien que j’avais la chance d’être entouré de très bons musiciens pour ce spectacle, mais ils sont encore beaucoup plus forts que ce que je pensais. Ils ont fabriqué une forme qui se rapporte aussi bien à l’opéra, qu’au bal musette, à la comédie musicale et au concert. L’arrivée du camion sur scène se fait d’ailleurs par une « ouverture » musicale, qui comme à l’opéra reprend tous les thèmes qui seront déroulés ensuite pendant le spectacle.
Les spectateurs ne peuvent évidemment pas le savoir, mais l’avantage c’est que lorsqu’ils entendent ensuite une chanson du spectacle, il y a une sorte de familiarité. On ne peut pas connaître à l’avance tous les thèmes d’un opéra ou d’un spectacle, mais grâce à l’ouverture, lorsque le thème arrive, le corps le sait. Cela provoque un certain plaisir, une connivence. Cela nous a beaucoup aidé.
Il y a aussi ce pouvoir des chansons, qui est extraordinaire : en une minute et demi, on déroule une vite entière. Ces chansons ouvrent donc encore d’autres chemins de traverse, d’autres ramifications par rapport au paysage de la pensée que nous déployons. Cela aussi permet d’éviter le didactisme ou la revendication syndicale. La musique, ce n’est pas décoratif, c’est une autre manière de raconter. Cela permet aussi d’être gourmand, car il faut l’être par tous les bouts, les oreilles, les yeux et la bouche évidemment.
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