Quinze fois, elle s’est excusée. Navrée pour le désordre, pour sa timidité devant l’objectif, pour son manque de disponibilités aussi. Entre son bénévolat à l’association Amsed, sa participation à une chorale du Port du Rhin, une formation à l’Esplanade et sa présence au conseil de quartier, la journée de Claire Illari paraît interminable.
Envers et contre toutes ses obligations, la quadragénaire trouve quelques heures pour un café et une discussion. Sa timidité se dissipe comme le sucre dans l’eau chaude. Sourire permanent aux lèvres, elle relance, provoque les questions, paraît à l’aise dans l’exercice. « J’ai l’habitude de parler de Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), vous n’êtes pas le premier journaliste », lance-t-elle d’un air bravache, en tendant un exemplaire du journal du quartier, PDR. À l’intérieur de ces pages, elle plaidait passionnément en faveur de cette expérimentation, qui visait à mettre en relation des entreprises avec des personnes éloignées de l’emploi.
Via ce dispositif, ces derniers se seraient vus proposer des emplois « non concurrentiels » en CDI, c’est à dire des postes spécialement conçus pour leurs profils. Mais voilà : un an plus tard, la mort du projet est actée. Faute d’un accord de la Collectivité européenne d’Alsace (CeA), le dispositif était figé dans une impasse. En dépit des espoirs déçus, l’enthousiasme de Claire reste intact.
Confiance en miettes
Pour ceux dénués de confiance en eux, avec des parcours sinueux, se « vendre » sur le marché du travail relève du miracle. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Claire a toujours douté d’elle-même. Fille d’une mère professeure, parfois cassante, elle quitte la Lorraine pour faire son lycée à Strasbourg, où elle obtiendra un BTS tourisme. En 2005, elle décroche son premier CDI dans un hôtel, reconverti en centre d’hébergement.
Suite à plusieurs fautes d’inattention, elle est licenciée en 2012. « Après ça, j’essaye de rebondir », relate Claire. « J’ai voulu faire une formation à Colmar, mais je suis tombée enceinte. Mon fils avait trois mois quand j’ai essayé de reprendre la formation. J’ai finalement arrêté pour m’occuper de lui ». Au bout d’un an, elle veut reprendre mais bloque. La jeune mère se sent en décalage, inapte. Le marché du travail devient ce lieu hostile, source d’angoisse et de stress, d’où elle se sent progressivement exclue :
« Quand je passais un entretien d’embauche, je me cassais toute seule. Je ne sais pas comment mais je mettais d’abord en avant le fait que j’avais un enfant, que j’aurai besoin d’horaires adaptés, que je ne serai pas forcément prête. Les autres candidats avaient toujours l’air meilleurs que moi. »
Dans la foulée, on diagnostique à Claire un trouble du déficit de l’attention (TDAH). Déjà bien entamée, sa confiance en elle vacille un peu plus :
« D’un coup, je comprenais plein des problèmes que j’ai pu avoir dans mon poste, pourquoi je perdais parfois le fil. Dans cette période j’étais dans le doute, je ne savais plus où me diriger, si je pouvais encore travailler. »
L’espoir d’un emploi adapté
C’est dans ce contexte qu’elle entend parler de « Territoires zéro chômeur de longue durée », par l’association Drugstore au Port du Rhin. Bénéficiaire du RSA depuis plusieurs années, elle s’engage activement dans l’association qui porte le projet dès novembre 2021, alors que l’initiative démarre tout juste. Pour elle, la perspective d’un travail adapté à son profil est inespérée :
« J’étais très enthousiaste dès le début. C’est beaucoup plus facile de s’imaginer dans un contrat à temps choisi, où je peux être polyvalente. Avec le TDAH, il faut justement que je sois polyvalente, que je ne fasse pas les mêmes tâches toute la journée. »
Pendant deux ans, elle participera assidûment à des réunions de travail, toutes les deux semaines, pour préparer le dossier de l’expérimentation. « Ça m’a donné beaucoup de confiance en moi, parce qu’on était intégré, partie prenante. En fonction de ce qu’on sait faire, on reconnait nos capacités, comme le fait que je sois bilingue, étant franco-anglaise. » Si le projet était arrivé à son terme, Claire devait « travailler à des tâches administratives », ou aider à donner des cours d’anglais.
La Collectivité d’Alsace ne croit pas au projet
Alors que le projet s’affine et que sa présentation devient imminente, l’horizon s’obscurcit pour l’association. Une fois qu’un « Territoire zéro chômeur » est reconnu, les contrats qu’ils proposent sont financés par l’État à hauteur de 102% du Smic et par les Départements, pour 15% de la somme versée par l’État. Problème : la CeA présidée par Frédéric Bierry (Les Républicains) tergiverse, temporise et finalement refuse.
Interpellée en séance plénière par l’opposition, la vice-présidente en charge des Solidarités, Fatima Jenn, avait balayé l’hypothèse d’un revers de main : « On ne veut pas se disperser ! Écoutez, on est en pleine dynamique dans (notre) politique d’insertion, pourquoi aller s’aventurer encore dans des expérimentations ? »
Les raisons derrière le refus du Département sont à mille lieux de la vie et des attentes de Claire. Interrogé au cours d’un déjeuner presse, mercredi 18 octobre, Frédéric Bierry préfère parler des expérimentations « France Travail » que de « Territoires zéro chômeurs ». En tant que président de la CeA, mais aussi en tant que vice-président de l’Assemblée des départements de France, il reste opposé par principe à cette expérimentation :
« Avec TZCLD, l’État engageait les finances (du Département) sur des publics qui ne relèvent pas de nos compétences (les non bénéficiaires du RSA, NDLR). Avec les Départements qui ne s’étaient pas déjà engagés dans l’expérimentation, nous avons décidé de ne plus créer de territoires zéro chômeur tant que l’État ne change pas ces critères. J’en ai parlé à Olivier Dussopt (ministre du Travail, NDLR), c’était de l’ordre du décret, mais ils n’ont pas changé le texte. À partir de là, on est resté sur nos positions.
Malgré la déception, rester mobilisé
Au terme d’une longue période d’atermoiements de la CeA, l’élu référent pour la Ville de Strasbourg, Benjamin Soulet, acte que le projet est dans une impasse. Le 15 septembre, dans une salle réunissant plusieurs acteurs mobilisés derrière le dispositif TZCLD, annonce la mort dans l’âme que l’expérimentation est abandonnée. La déception de Claire est immédiate :
« Je l’ai vécu très mal. Je ne comprends pas du tout la décision de la CeA. Je suis tellement déçue pour tout ce travail pendant deux ans, qui n’aboutit à rien. Enfin, pas à rien. Ça m’a permis de reprendre confiance en moi et de ne pas être seule. »
Malgré l’échec du projet, Benjamin Soulet veut rester positif, plaidant qu’au cours des deux années passées « ceux qui étaient éloignés de l’emploi ont acquis plein de compétences » utiles pour la suite de leurs parcours professionnels. « Dans tous les cas, nous ne les laisserons pas seuls, nous continuerons de les accompagner. D’ailleurs les réunions continueront, nous trouverons une autre manière de défendre l’insertion dans l’emploi, » dit-il. En reprenant son sourire, Claire assure qu’elle restera toujours aussi mobilisée.
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