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Omar, Oleksandra et Lai Yan Ho : témoignages d’immigrés à rebours de la propagande du RN

Trois personnes nées à l’étranger et installées à Strasbourg détaillent leur parcours, faits de détermination, de courage et d’amour de la France. Loin des clichés véhiculés par le Rassemblement national et les médias d’extrême droite à propos des immigrés.

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Omar, Oleksandra et Lai Yan Ho : témoignages d’immigrés à rebours de la propagande du RN
Lai Yan Ho : « J’ai fait une croix sur ma vie à Hong Kong et si je devais quitter la France je ne saurais pas où aller. »

Premières cibles des discours de l’extrême droite : les étrangers installés en France. Rencontres à Strasbourg avec Omar, Oleksandra et Lai Yan, partis de leur pays natal ni par facilité, ni par opportunisme. Au bout de leur chemins, cette binationalité ciblée par le Rassemblement national dans l’une de ses mesures phares pendant la campagne des élections législatives 2024.

Émigrer pour avoir le droit d’étudier

Dans la cuisine commune de sa résidence universitaire, en pleine journée, Omar, 24 ans, ne passe pas inaperçu. Ses yeux rieurs lui ont ouvert beaucoup de portes depuis cinq ans qu’il vit à dans le quartier étudiant de la Krutenau. « Comment tu vas Omar ? », lui demande Esranur, une camarade de promotion en civilisation anglaise. Ils discutent notes, professeurs, partiels. Puis Omar l’informe : il est sur le point de raconter son histoire, sa migration depuis le Yémen. Esranur ouvre les yeux, soudain curieuse : « Ça te dérange si je reste écouter ? » 

Omar est né en Arabie Saoudite de parents immigrés yéménites. Il y a grandi et a toujours supporté le club de football local d’Al-Hilal. Mais il n’a jamais eu droit à la nationalité saoudienne. Il explique : « Les Yéménites en sont exclus d’office. L’Arabie Saoudite a besoin des travailleurs pour leur économie mais ensuite leurs enfants ne sont pas reconnus comme des égaux des Saoudiens. »

Le jeune homme se souvient en particulier d’un concours scolaire où le vainqueur recevait le droit d’être félicité par le prince. Il l’avait emporté, mais l’administration a refusé de lui accorder la récompense et a choisi le premier camarade de classe saoudien. « Ça encore, c’était symbolique, raconte l’étudiant, mais le pire, c’est quand tu as de très bons résultats à l’école, que tu postules à l’université et qu’on te refuse l’entrée. Là, ça devient concret. »

De la chimie à l’étude des langues

Le départ d’Omar pour la France n’allait pas de soi. Avant d’arriver en Europe, il ne parlait pas un mot de français. Ses parents étaient effrayés à l’idée qu’il aille vivre dans un monde « si différent » du leur, si lointain. Mais Omar insiste : il veut « y arriver ». Il choisit la France après avoir entendu parler d’une bourse applicable dans ce pays. Il s’inscrit donc d’abord à la fac de chimie.

Mais une fois sur place, Omar comprend rapidement qu’il est plus doué pour les langues. Il est aujourd’hui quasiment bilingue en arabe et en français. Il converse aisément en anglais et a entrepris d’apprendre l’espagnol et l’italien en plus.

Omar enchaîne les petits boulots pour financer ses études et envoyer le peu d’argent qui (lui) reste en plus tous les mois à ses parents. Aujourd’hui, il travaille au restaurant universitaire comme plongeur, doit se lever « très tôt » et se coucher « souvent très tard » pour mener de front ses études et ce travail.

Deux pays, toujours le même racisme

Omar n’a donc pas beaucoup de temps pour lui, pas plus qu’il ne « suit ce qui se passe » au niveau politique. En revanche, il a bien compris que la petite musique de l’immigré profiteur se jouait de plus en plus fort au sein de la société française. « C’est comme en Arabie Saoudite. Un racisme que je ne comprends pas, déplore-t-il, toujours avec un sourire, mais cette fois plus amer. Là-bas, les Saoudiens ont peur que les Yéménites leur prennent leur travail, alors ils nous empêchent d’accéder à l’université ou aux postes importants. Pas parce qu’on n’est pas compétents, mais parce qu’on est Yéménites. » C’est en France qu’il a pris conscience du racisme qu’il subissait enfant en Arabie Saoudite, « parce que quand j’en parle aux Français, ils sont choqués, ils me demandent si ça va, si je n’ai pas trop souffert »

Cette sollicitude chez les Français pour son statut discriminatoire en Arabie Saoudite est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il est d’autant plus surpris d’entendre que les discours xénophobes du Rassemblement national sont si populaires ici :

« Je ne comprends pas pourquoi les gens pensent que les immigrés vont prendre leur place, ou voler leur job. Il y a de la place pour tout le monde. Je me lève tous les jours tôt le matin pour aller en cours, je me couche tard parce que je travaille après, donc je profite de la vie en France mais je contribue aussi. »

Omar envisage d’entamer une procédure de naturalisation une fois qu’il aura obtenu son master, puis de devenir interprète « en France ou dans un autre pays d’Europe ». Pourquoi pas en Arabie Saoudite ? « Non, c’est ici que je veux construire ma vie, même si ce n’est pas facile », tranche-t-il, le regard soudain déterminé. 

Fuir la guerre

Si Omar a un rapport ouvertement pragmatique à la migration, d’autres histoires, comme celle d’Oleksandra, une Ukrainienne de 18 ans, se nourrissent volontiers d’irrationnel. Qu’est-ce qui l’a poussée à choisir la France à 17 ans ? Elle ne se l’explique pas. Mais un an plus tard, elle se voit y vivre « très longtemps” car elle s’y sent « comme à la maison ». La jeune fille s’installe sur les quais en face de la médiathèque André Malraux, son endroit préféré à Strasbourg car « avec les cygnes et l’eau calme », l’environnement lui fait penser à son quartier de Kiev. 

Oleksandra et ses parents ont dû quitter la capitale ukrainienne en 2022 quand la guerre a éclaté : « Je me souviens de m’être réveillée avec le bruit des bombes, et les messages, les centaines de messages sur le portable. Mes parents n’ont pas hésité. On a de la famille en Bulgarie, alors on a rapidement fait nos valises et on est partis. » Elle vit quelques mois chez ses grands-parents, mais Oleksandra ne s’y sent pas bien. Elle a envie d’autre chose pour ses études, elle qui a toujours rêvé de rejoindre l’Université de Kiev. « Mon père connaissait quelqu’un à Limoges, qui pouvait me proposer un job. Alors j’ai dit oui. » 

« Je suis rentrée en Bulgarie pour revoir mes parents une fois, et au bout de trois jours la France me manquait déjà. »

Oleksandra Shevchenko

À 17 ans, Oleksandra débarque en France pour y travailler en tant que vendeuse dans une sandwicherie. Elle apprend très vite les rudiments de la langue française, accumule des économies qui lui permettent toujours de vivre aujourd’hui et quitte son poste au bout de six mois. Direction Strasbourg, où elle s’inscrit à un cours de français. Comme Omar, elle parle aujourd’hui cinq langues (le bulgare, le russe, l’ukrainien, l’anglais et le français) et veut devenir traductrice. « J’aime l’idée d’aider des gens venus de pays et de cultures différentes à échanger entre eux », confie-t-elle. 

Oleksandra : « J’aime l’idée d’aider des gens venus de pays et de cultures différentes à échanger entre eux »Photo : Guillaume Poisson

Une vision des choses qui fait évidemment écho à la situation politique en France. Elle reconnaît ne pas suivre de près la situation politique tout en se disant surprise : « Ça me paraît bizarre, toutes ces idées sur les étrangers, qu’autant de Français pensent ça, alors que depuis que je suis ici, je ressens une ouverture, un accueil, je n’ai pas du tout l’impression d’être rejetée. » Oleksandra ne comprend pas, surtout parce qu’elle a ressenti cet attachement inexplicable et soudain à son pays d’accueil. « Je suis rentrée en Bulgarie pour revoir mes parents une fois, et au bout de trois jours la France me manquait déjà. »

« J’ai toujours peur qu’on me juge »

La décision d’être un jour naturalisée, Lai Yan Ho l’a déjà mûrement réfléchie. Cette Hong-Kongaise de 40 ans, qui reçoit dans la moiteur de son petit studio de Lingolsheim où elle vit avec son mari Kevin, prévoit de déposer sa demande d’ici un an :

« Je suis venue une première fois en France en 2017. Je suis repartie car je ne trouvais pas de travail et je suis de retour depuis 2020. Je crois que ça montre que je suis vraiment décidée à faire ma vie ici, non ? Le seul problème, c’est que malgré mes efforts, je n’ai toujours pas trouvé de travail stable.”

Elle le dit avec le sourire, avec un souci constant de ne pas susciter de pitié chez son interlocuteur. D’autres vivent des choses bien pires, alors elle n’irait pas se plaindre. Lai Yan Ho avait un travail de réceptionniste dans un hôtel mais « j’ai été agressée sexuellement par un client, et j’ai trouvé que le patron ne m’avait pas écoutée quand je m’en suis plainte ». Alors elle est partie et cherche du travail depuis.

Le problème, selon Lai Yan Ho, c’est sa maîtrise du français qu’elle juge encore « trop hésitant » :

« J’ai toujours peur qu’on me juge alors je ne parle pas beaucoup. Je ne réseaute pas comme il le faudrait… Je ne suis pas douée pour ça. »

« J’ai fait une croix sur ma vie à Hong Kong »

La native d’Hong-Kong était une vidéaste confirmée au moment où elle rencontre Kevin, ce Français “back-packer” pour qui elle a immédiatement un coup de cœur. Kevin s’essaiera à l’immigration en s’installant à Hong-Kong mais le couple opte finalement pour la France. « Lui ne pouvait pas supporter tout le stress de la ville, et moi, disons que ça ne se passait très bien non plus. Alors on a décidé de tenter notre chance chez lui.”

Pour Lai Yan Ho, il y a une méprise dans le débat public sur la place de l’immigration :

« Les gens confondent peut-être les immigrés avec les expatriés, qui s’installent quelque part en sachant que si ça se passe mal, ils peuvent rentrer, ou qui rentrent chez eux tous les six mois. Mais moi, j’ai fait une croix sur ma vie à Hong Kong et si je devais quitter la France je ne saurais pas où aller. Quand on est immigrée, c’est qu’on s’est décidé à reconstruire sa vie dans un endroit, donc à y travailler, à y fonder une famille.”

Lai Yan Ho : « J’ai fait une croix sur ma vie à Hong Kong et si je devais quitter la France je ne saurais pas où aller. »Photo : Guillaume Poisson

Elle se souvient de tous ces immigrés rencontrés en cours de français depuis 2020 qui, comme elle, s’investissaient cinq jours par semaine pour essayer de progresser :

« Il y avait des mères célibataires qui élevaient seules leurs enfants mais qui venaient quand même. D’autres qui travaillaient toute la journée. Je vous le dis, je le dis à tous ceux qui croient que les immigrés sont un fardeau : c’est faux, si on est arrivés là, c’est qu’on veut s’en sortir, construire, s’intégrer. »

Au-delà du choix

Le désir de Lai Yan Ho de s’installer en France a depuis longtemps dépassé le stade du rêve ou de l’idéal. Il s’est heurté à la réalité. Il s’est abîmé. Il a disparu un temps puis est revenu avec encore plus de force. Kevin, présent tout au long de l’interview à son bureau mais concentré dans son travail, casque sur les oreilles, a bien compris que ce n’était plus une question de choix, pour son épouse :

« Mon mari est tombé gravement malade, et quand il a eu peur de mourir, un jour, il s’est retourné vers moi et m’a dit que je devais vite entamer les démarches pour être naturalisée, parce que sans lui, je ne pourrais probablement pas rester. »

Lai Yan Ho se retourne, regarde brièvement son mari, puis dit : « Il s’en est sorti, et maintenant on est vraiment décidé à construire quelque chose ici, en France. Je ne partirai pas… »


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