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Après trois nuits de détention, quatre opposants à la réforme des retraite condamnés

Quatre des neufs personnes interpellées lors de la dernière manifestation contre la réforme des retraites ont été jugées en comparution immédiate, lundi 17 avril, au tribunal judiciaire de Strasbourg. Toutes ont été reconnues coupables de délits mais aucune n’est interdite de manifestation.

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CGT Tribunal interpellations

Après une journée de garde à vue et trois nuits au centre de détention de l’Elsau, quatre manifestants, interpellés jeudi 13 avril en marge de la 12e journée de mobilisation contre la réforme des retraites ont comparu devant la juge du tribunal correctionnel de Strasbourg, dans l’après-midi du lundi 17 avril.

Parmi eux, Jérôme, 45 ans, membre du service d’ordre de la CGT. « C’est le premier de nos camarades qui est interpellé depuis le début du mouvement social, et surtout la première fois qu’un d’entre nous est placé en détention provisoire », déplore Joëlle, travailleuse sociale, venue pour le soutenir.

Dès 14h, une cinquantaine de militants se sont rassemblés devant le tribunal, en soutien aux interpellés. « On était déjà devant le commissariat jeudi soir mais on n’avait aucune nouvelle de Jérôme », raconte Frédéric en revêtant son chasuble rouge vif. « Ça a dû lui faire un sacré choc, même lorsqu’on fait des piquets de grève on est rarement interpelés, encore moins placés en détention », poursuit le syndicaliste de la branche CGT-Fapt.

Faire de ces interpellations des « exemples »

« Normalement, la détention provisoire doit être une exception », explique Me Caroline Bolla, avocate des quatre manifestants. À l’issue d’une garde à vue et en attendant un jugement en comparution immédiate, c’est en effet le procureur qui demande ou non la détention provisoire de la personne interpellée. « On voit bien que le parquet a pour consigne de faire de ces interpellations des cas d’école, des exemples », estime Me Bolla, qui ne pensait pas que le juge de la détention et des libertés (qui doit valider les mesures demandées par le ministère public) allait « céder à cette politique répressive ».

À l’entrée du palais de justice, une quinzaine de policiers montent la garde. Peu avant le début de l’audience, le couloir menant à la salle comble est rempli de curieux venus soutenir les interpellés. Le début des échanges baigne dans le vacarme de ceux qui ne peuvent entrer dans la salle. Faute de place. « L’audience est publique, donc on ne peut pas fermer la porte, mais je vous prie de faire moins de bruit », énonce calmement la présidente du tribunal correctionnel, Isabelle Karolak. Devant la juge et ses deux assesseures, Claire Rueff et Laurence Glesser, les prévenus se présenteront, l’un après l’autre.

Les profils des personnes interpellées sont divers. Du syndicaliste Jérôme, à Jean (le prénom a été modifié), journaliste, en passant par Luc ou Marie (les prénoms ont été modifiés), sans emplois, tous ont entre 20 et 45 ans. « Chaque dossier est unique, j’en prendrai compte dans mes réquisitions », précise immédiatement Élise Wolton, substitute du procureure de la République.

« J’ai l’impression de ne pas être respecté par l’État »

Parmi eux, deux manifestants sont accusés d’avoir lancé des projectiles sur les forces de l’ordre – tantôt la police nationale, tantôt la gendarmerie. « C’était pour riposter, par réflexe, j’ai honte car ça ne correspond pas à mes convictions », poursuit Jean, évoquant le climat de tension en fin de manifestation ainsi que les « salves de gaz lacrymogènes » tirés pour disperser les manifestants.

« Je pense que ma réaction est liée à la séquence politique que l’on traverse, j’ai l’impression de ne pas être respecté par l’État », explique Jean, simplement. Très à l’aise à l’oral, le jeune homme reconnaît les faits qui lui sont reprochés et affirme les regretter. « Que mon projectile ait ou non touché quelqu’un, mon geste est condamnable et je ne saurais pas l’expliquer », conclut-il. « J’ai perdu mon sang froid » explique Jérôme de son côté, avec moins d’emphase. « Heureusement que personne n’a été blessé ».

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Une cinquantaine de personnes se sont mobilisées lundi 17 avril, dès 14 heures, pour soutenir Jérôme, le membre du service d’ordre de l’intersyndicale interpellé jeudi 13 avril. Photo : CB / Rue89 Strasbourg/ cc

Dans l’un de ses quatre réquisitoires, la substitute du procureur le concède : « Le climat social est tendu, la jeunesse veut exprimer sa colère et son désarroi ». Avant de préciser qu’à ses yeux, « participer aux dégradations lors de manifestations participe à dégrader le lien social ».

Tous évoquent une ambiance générale de révolte, une énergie de groupe en réponse à un « déni de démocratie » de plus en plus « flagrant », comme le répètent plusieurs soutiens aux manifestants, à l’extérieur de la salle d’audience. « C’était ma troisième manifestation, je n’avais rien dégradé et je suis restée calme mais cette fois-ci, j’ai fait comme tout le monde », explique Marie, accusée d’avoir dégradé des abribus. Faits qu’elle ne conteste pas. « Je sais bien que ce n’est pas la CTS qui décide de la réforme des retraites, ce n’est pas à eux que j’en veux », précise-t-elle.

La loi « anti-casseur » invoquée par le parquet

« J’ai été pris dans l’élan de la foule », plaide Luc, accusé d’avoir brisé une vitrine de banque et de posséder des feux d’artifice. Les réquisitions du ministère public se font plus sévères à son égard. Élise Wolton estime que Luc est « venu pour casser », qu’il est « connu des services de renseignement comme un perturbateur » et qu’il ne « doit vraiment plus jamais pouvoir participer à une manifestation ».

Trois d’entre eux sont mis en examen pour avoir participé à une manifestation en ayant volontairement dissimulé leur visage dans le but de ne pas être identifiés. Un délit créé en 2019 par l’article 10 de la loi dite « anti-casseur » et faisant encourir jusqu’à an d’emprisonnement et 15 000 € d’amende. Tous les prévenus s’en défendront et plaideront avoir dû utiliser lunettes de protection et masques pour se protéger des gaz lacrymogènes, largement utilisés pour disperser les manifestants à Strasbourg depuis le 20 mars.

À l’aide de photos, la substitute du procureur exprime des doutes sur l’intention des manifestants de « simplement » se protéger des gaz. Tous seront pourtant relaxés sur ce fondement.

À chaque réquisition, le parquet demande également au tribunal de prononcer une peine d’interdiction de manifester entre un et trois ans. Pendant le délibéré d’une trentaine de minute, Odile, secrétaire générale adjointe de la CGT du Bas-Rhin, fulmine. « Je suis très inquiète pour l’avenir, c’est comme si la répression allait de plus en plus loin de manière progressive et que personne ne s’en rendait compte », estime-t-elle. Constitutionnaliste de formation, elle estime qu’Emanuel Macron en utilisant le 49-3 a certes respecté la lettre de la Constitution, mais pas son esprit. « On est au tribunal maintenant, on sera place Broglie à 20 heures pour faire du bruit lors de son intervention télévisée », poursuit-elle.

Aucune interdiction de manifestation retenue

Pour le verdict, tous les prévenus semblent calmes à la barre. Ils arrivent et repartent menottés dans l’isoloir vitré les séparant de la salle d’audience, flanqués de trois policiers. Me Bolla plaide pour des peines ayant du « sens » en fonction des profils de ses clients. Selon leurs casiers – vierges ou non – et leurs aspirations pour le futur. « Il est important que mon client soit toujours autorisé à manifester, car c’est un droit fondamental », précise-t-elle à plusieurs reprises.

Quelques dizaines de minutes après s’être retirées pour délibérer, la présidente et ses deux assesseures reviennent. Aucun des interpellés ne sera interdit de manifestation, malgré les réquisitions de la substitut du procureur. Les peines vont de travaux d’intérêts généraux à de la prison ferme pour l’une des personnes accusées. Pour certains, le délibéré comprend des peines obligatoires d’interdiction de port d’arme et d’inéligibilité. « Certaines infractions s’accompagnent forcément de peines complémentaires, c’est automatique », précise Me Bolla. Tous ont dix jours pour faire appel.

Odile CGT Tribunal interpellations
Odile, secrétaire générale adjointe de l’union départementale de la GCT, dit avoir peur pour le futur de ses camarades syndicalistes : « En 40 ans, je n’ai jamais vu une telle répression ». Photo : CB / Rue89 Strasbourg/ cc

16 heures 30. Après l’annonce du délibéré, la confusion règne parmi les soutiens aux manifestants, sur le parvis du palais de justice. « Il va falloir les chercher à l’Elsau », lance une militante en étudiant l’itinéraire pour s’y rendre.

La condamnation de son camarade à trois ans d’inéligibilité fâche Michel, présent sur le parvis depuis 13 heures 30. « Je trouve ça très sévère comme peine, mais ça aurait pu être pire », estime-t-il. Après 42 ans à la CGT, le retraité avoue avoir peur pour la suite. « Tout ce que fait Macron aujourd’hui fait office de jurisprudence, imaginez si un dirigeant autoritaire prend le pouvoir, ce que ça va légitimer », explique-t-il. Un peu plus loin, la femme de Jérôme discute avec Me Bolla. « Il va certainement falloir un peu de temps pour que tout ça redescende », estime-t-elle avant de prendre le chemin de la prison de l’Elsau, pour chercher son mari.

« Je trouve les peines justes », commente Caroline Bolla. « Symboliquement le message est fort, poursuit elle, étant donné la relaxe sur l’infraction de dissimulation de visage ainsi que l’absence d’interdiction de manifester. Je pense que les juges ont voulu rétablir quelque chose », conclut-elle. Pour le moment, aucun de ses clients ne pense faire appel des décisions de première instance.


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