Un SUV blanc rutilant dévie de la route, s’engage sur un chemin boueux. « C’est eux », glisse Étienne (le prénom a été modifié), propriétaire d’une scierie de chênes nichée près de la frontière belge, aux confins des Ardennes. Deux hommes descendent de la voiture et se dirigent vers les dizaines de troncs empilés les uns sur les autres sur une trentaine de mètres. Des chênes qui, pour certains, ont été coupés dans les forêts publiques françaises.
Les deux hommes, d’origine chinoise, sont des négociants en bois. Des traders chargés de fournir des hommes d’affaires chinois en chênes achetés auprès de grossistes français souhaitant vendre leur marchandise au plus offrant. Smartphone en main, ils photographient les grumes, les troncs bruts, sous tous les angles. « Dans cinq minutes, ces photos sont chez quatre sociétés chinoises à Shanghaï. Si l’on a un feu vert, ça peut partir en containers dans deux semaines », détaille Étienne, un brin admiratif. Pour lui, l’enjeu est de taille. « J’ai ici l’équivalent de dix containers de chênes, soit 250 m3, explique-t-il. Si je les transforme sur place, cela fait une perte de 40 000 euros pour l’entreprise. S’ils partent en Chine, cela fait un gain de 15 000 euros. » Les trois hommes s’éloignent pour régler les derniers détails. En toute discrétion. Et pour cause : la transaction est illégale.
Disclose a enquêté sur le trafic de chênes entre la Chine et la France, troisième producteur mondial de cette essence qui couvre 41% de la surface forestière du pays. De Paris, aux Ardennes en passant par la Haute-Marne ou la Meurthe-et-Moselle, nous avons découvert un vaste réseau de blanchiment du précieux feuillu impliquant des traders chinois, des revendeurs français et une myriade de sociétés écrans. Le tout, dans l’indifférence de l’État et l’absence quasi-totale de contrôle des douanes.
Pillage organisé
Pour comprendre l’origine de cette opération de pillage organisé au détriment d’une exploitation raisonnée des forêts et de la défense de l’industrie française du bois, il faut remonter à l’année 2015. À l’époque, afin de protéger les chênes issus du domaine public de toute exportation sauvage, l’Etat crée un label baptisé « Transformation UE ». Pour l’obtenir, les exploitants forestiers doivent « transformer ou s’assurer de la transformation » des chênes en France, ou dans un pays membre de l’Union européenne. En échange de quoi, elles disposent d’un accès « prioritaire » aux ventes de l’Office national des forêts (ONF), qui commercialise 50 % des chênes mis sur le marché par an dans le pays — plus de deux millions de mètres cubes ont été récoltés en 2021. Mais très vite, le détournement se met en place.
Étienne, le scieur ardennais, se souvient :
« Quand j’ai participé à ma première vente réglementée de l’ONF, en 2016, une société a raflé 80 % de la vente. C’était un scieur qui venait de créer une nouvelle société pour continuer à vendre en Asie parce que les marges sont bien supérieures. J’ai découvert à ce moment-là que certains dopaient leurs ventes en créant des sociétés écrans ».
L’entrepreneur ne tarde pas à prendre le pli afin de tromper, lui aussi, les autorités françaises en dissimulant ses exportations illégales, et bien plus lucratives, vers la Chine.
Montages de sociétés écrans
Pour échapper aux contrôles, il crée deux sociétés. La première est une société écran officiellement engagée dans la transformation du bois dans l’UE — elle a donc obtenu l’agrément pour acheter des chênes publics à l’ONF. La seconde est spécialisée dans le négoce avec l’Asie. La tromperie est simple : avec sa première entreprise, Étienne achète des chênes protégés par le label UE avant d’en mélanger une partie avec des chênes issus du marché privé puis de les revendre avec sa seconde entreprise. De cette manière, les comptes de sa société labellisée ne font état d’aucune transaction hors de l’Union européenne. Factures à l’appui, le négociant explique avoir expédié des centaines de mètres cubes de chênes protégés vers la Chine, sans jamais être inquiété :
« Le cabinet d’audit mandaté par l’APECF (l’association chargée de délivrer le label autorisant l’achat de chênes publics, NDLR) me demande chaque année de lui envoyer un tableau récapitulatif des factures de ma première société, mais il ne vérifie pas les stocks. »
Interrogée, l’APECF rappelle que « 100% des entreprises [labellisées] sont contrôlées tous les ans par contrôle documentaire (documents comptables) », plus « 10 à 20 investigations complémentaires sur site tous les ans ». Des procédures qui ne suffisent pas à décourager la fraude, comme en témoignent les propres chiffres de l’association : les radiations d’entreprises labellisées pour « faute constatée » ou « refus de contrôle » ont été multipliées par plus de 9 entre 2016 et 2022.
Rares sont ceux qui se font pincer. Comme ce fut par exemple le cas de Romain N., un exploitant forestier de Meurthe-et-Moselle. Entre septembre 2019 et janvier 2022, ce dernier a acheté 1 500 m3 de chênes bruts provenant de forêts publiques pour plus de 100 000€, d’après les données de vente de l’ONF que nous nous sommes procurées. Des troncs qu’il expédiait ensuite en Chine. « On l’a pris en flagrant délit en train de charger plusieurs dizaines de mètres-cubes de chênes labellisés », confirme un cadre de l’ONF, sous couvert d’anonymat. Romain N. a écopé d’une simple suspension des ventes de l’ONF. Sollicité à plusieurs reprises pour réagir à ces accusations, l’exploitant n’a pas donné suite.
Combien sont-ils, comme Étienne ou Romain N., à envoyer illégalement des chênes protégés vers la Chine ? En 2020, sur les 271 entreprises autorisées à acheter des troncs vendus par l’ONF, 21 ont été suspendues, selon un cadre de l’établissement, qui a demandé à garder l’anonymat. En réalité, le trafic serait bien plus massif, comme semble le confirmer Ludivine Ménétrier, une agente de l’ONF qui officie dans le département forestier de la Haute-Marne. « Deux à trois fois par mois, pendant les ventes de chênes labellisés, on voit des containers dans les forêts », admet celle qui se dit incapable de contrôler toutes les transactions, faute de personnel et de moyens. Pourtant, selon Ludivine Ménétrier et d’autres agents de l’ONF interrogés, les containers sont quasiment tous destinés au marché chinois.
La bonne affaire des tempêtes de 1999
Les premiers traders asiatiques sont arrivés sur le marché du bois français à la faveur des tempêtes de 1999. A l’époque, les rafales avaient fait tomber des millions d’arbres qu’il fallait vendre rapidement, mais les débouchés locaux manquaient. Pour beaucoup d’exploitants, la Chine offrait alors une issue idéale. Depuis, le phénomène s’est dangereusement amplifié, poussé notamment par la décision du gouvernement chinois, en 2017, d’arrêter l’exploitation intensive et l’abattage commercial de ses forêts naturelles. Mais aussi par l’annonce récente de la Russie, deuxième producteur de chênes au monde, de cesser les exportations dans le pays. Moins regardante et moins protectrice de ses ressources forestières, la France est donc devenue un producteur de premier choix. D’après les dernières données douanières, près de 294 000 m3 de chênes bruts ont été exportés vers le géant asiatique en 2022, faisant du pays le principal destinataire de ce marché qui concerne les forêts privées, mais aussi, donc, le domaine public.
L’ONF dilapide des milliers de chênes
Le pillage des forêts publiques n’est pas le seul fait de scieurs peu scrupuleux. D’après notre enquête, l’ONF dilapide lui-même des milliers de mètres-cubes de chênes. En analysant les comptes rendus des ventes en ligne de l’établissement public entre septembre 2019 et janvier 2022, soit plusieurs dizaines de milliers de transactions impliquant plus de 1 200 sociétés (scieries, négociants, exploitants, transporteurs), Disclose a découvert que des lots dont l’essence dominante est le chêne ont été vendus sans le label UE. En clair, ces dernières années, l’ONF a vendu des centaines de milliers de mètres-cubes de chênes non protégés de l’export direct vers la Chine.
Sollicité, l’ONF, par l’intermédiaire d’Aymeric Albert, directeur commercial bois, confirme la vente de chênes publics sans label. Il avance le chiffre de 16% du volume total des troncs mis aux enchères. Un volume qui proviendrait « majoritairement des articles restés invendus lors de leur première présentation en vente et des peuplements où le chêne est très minoritaire », justifie l’établissement. Interrogé à son tour sur cette fuite de bois protégé, le ministère de l’Agriculture est resté silencieux.
Pourquoi l’ONF ne protège pas tous ses chênes ? Pour Aymeric Albert, la faute reviendrait aux maires des communes rurales propriétaires de forêts et parfois peu enclins à trier les différentes essences de bois qu’ils vendent : « Nous portons la politique [de labellisation des chênes] mais après ce sont eux qui décident. » Dont acte. Il omet néanmoins de mentionner que la mise en vente des lots mélangés prend beaucoup moins de temps et coûte nettement moins cher. Une aubaine pour les trafiquants.
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