Il est 6h10 à la Krutenau. Une silhouette claire et menue s’échappe hors d’un immeuble dans l’obscurité silencieuse. Baskets aux pieds, un sac en tissu sur l’épaule, Élise Brolly s’avance d’un pas vif vers les deux journalistes, un large sourire sur le visage. « Ça va ? Vous n’êtes pas trop fatigués ? », demande l’infirmière, blonde, svelte et pétillante de 48 ans. Sa voix rauque, éreintée, contraste. Un stigmate laissé par son infection au Covid-19 en mars, pour laquelle elle a été arrêtée cinq semaines. D’autres symptômes sont moins visibles mais plus handicapants : la fatigue, chronique, ou les essoufflements, intermittents.
Ce vendredi, elle « reprend » après quelques jours de repos. Confinement ou pas, elle a toujours autant de travail : seuls deux de ses patients ont souhaité suspendre leurs soins. Masque ajusté sur le nez, elle monte dans sa voiture et commence à ranger ses affaires avant de s’interrompre. « Mince, ils ont enlevé le plastique que j’avais mis sur le siège au garage. C’est plus simple à nettoyer lorsque je désinfecte tout l’intérieur avec une lingette. » Contrairement aux unités covid en milieu hospitalier, « je n’ai pas la chance d’avoir un sas de décontamination dans ma voiture, moi », laisse échapper celle qui craint par dessus tout de retomber malade.
Assise sur une serviette de bain, elle sort d’un vide-poche deux masques FFP2, comme le sien, qu’elle nous tend. « Vos masques chirurgicaux protègent surtout les autres. Ceux-là vous protègent vous également », explique t-elle entre deux conseils sur la manière de bien les mettre. Dernier check up. Elle glisse in extremis une bouteille de gel hydro-alcoolique à côté d’elle et peut enfin partir dans la nuit.
Entre 25 et 30 patients par tournée
6h21. Première escale, au cabinet qu’elle partage avec deux associées à la Robertsau. Élise fait le plein de matériel : seringues, produits injectables, compresses et certains médicaments stockés au cabinet pour ne pas être laissés chez les patients dont elle s’occupe. Elle récupère aussi une partie des clés des appartements à visiter. Ce matin, elle a 27 patients à voir, une « tournée moyenne ». Parfois, il y en a plus d’une trentaine. Ce sont des personnes âgées pour la plupart, 75% d’entre eux ont plus de 85 ans.
6h27. La tournée commence dans un immeuble de la cité de l’Ill, à la Robertsau. Au rez-de-chaussée, une Maison des aînés. L’infirmière grimpe les étages à pied et accroche son manteau à la rampe qui court le long du couloir avant d’entrer chez Robert (le prénom a été changé). Il est l’un de ses plus vieux patients. Elle ne prête attention ni à l’odeur âcre ni aux blattes qui s’enfuient sous ses pieds en entrant. Des affaires ont été jetées en tas sur le grand lit en bois, abandonné.
Robert se réveille dans son lit médicalisé, au pied d’un mur couvert de photos anciennes. Des portraits. Certains, en uniforme. Une collection de bibelots prend la poussière dans un buffet. Ici, Élise doit juste délivrer un médicament. Elle le prépare à table pendant qu’il arrive. « Hier soir, tu as mangé et tu as oublié de ranger », fait-elle remarquer en coulant un regard vers une table basse couverte de restes de repas. « Oui ». Dernier regard sur la pièce avant de partir. « N’oublie pas de manger avant de te recoucher. » « Oui oui. »
Autre étage, même immeuble. Il est 6h39. « Vous êtes toute pâlotte vous n’avez pas bien dormi ? », s’inquiète Élise en entrant chez sa patiente. Glycémie, prise de tension, ça ne va pas fort. La dame n’a pas trouvé le sommeil de la nuit. Un examen médical à venir l’inquiète. La dernière fois qu’elle y est allée, les images n’étaient pas bonnes. Elle avait été opérée dans la foulée.
Lunettes sur le nez, l’infirmière prend le temps de parcourir son dossier de santé pendant qu’à la télévision, des journalistes dissèquent le dernier discours de Jean Castex sur une chaîne d’informations en continu. Les soins sont terminés mais Élise s’attarde pour rassurer sa patiente : « Votre examen est dans un mois. Si vous continuez à vous inquiéter comme ça, ça va être un mois d’angoisse. » Elle laisse cette dame avec une recommandation, celle de se recoucher pour faire baisser la tension.
La peur de contaminer ses proches
Avant d’entrer juste en face, chez une autre patiente, seule, Élise nous lance les clés de sa voiture : « Je vous ai fait un thermos de café et vous ai pris deux gobelets. C’est dans le sac en tissu, dans le coffre. » Le jour pointe quand elle revient avec un mannele fait-maison sous le bras. Elle sort sa propre bouteille du sac.
D’une main, elle rajuste son calot en tissu coloré. « C’est du batik que j’ai ramené d’Indonésie. Si j’avais pensé que ça me servirait à ça… C’est une amie qui me l’a cousu sur un modèle de bloc. » Depuis le début de l’épidémie, elle ne s’en sépare plus. « Ça évite les projections dans les cheveux ». Elle a également ressorti son uniforme d’étudiante des placards, et noué par dessus, dans le dos, une blouse en coton épais qu’elle peut faire bouillir. « Je l’enlève devant la porte avant de rentrer chez moi », explique t-elle. Plus que de tomber malade, ce qui la terrifie, ce serait de contaminer ses proches :
« On y pense sans arrêt. Moi si je meurs, à la limite je m’en fiche. Bon, j’ai deux enfants que je voudrais accompagner encore un peu quand même… Mais s’il devait arriver quelque chose aux gens que j’aime… »
Elise Brolly, infirmière libétale
Même cas de conscience pour une de ses consœurs dont le mari est asthmatique. Lorsqu’un patient se met à tousser, l’inquiétude resurgit et tord le ventre.
« Ce n’est pas dans nos attributions mais on le fait quand même »
7h12, dans un bloc voisin. Élise vient réveiller Jean-Marc (le prénom a été modifié) et prendre sa glycémie. L’homme souffre de troubles cognitifs. L’infirmière s’engouffre dans la cuisine et glisse une tasse dans le micro-onde. Sans un regard pour le papier peint déchiré partout sur les murs, elle attrape une clémentine, un petit pain et découpe un kiwi. « Préparer le petit-déjeuner, ça n’entre pas dans nos attributions mais on le fait quand même », explique t-elle en aparté. Tout petit pas après l’autre, en traînant des pieds, Jean-Marc finit par arriver à table. Élise lui enfile des chaussettes aux pieds, puis un pantalon de jogging, avant de partir.
Ce sont les infirmières du cabinet, Élise et ses collègues, qui ont « tout enclenché » pour mettre Jean-Marc sous tutelle. Elles s’étaient aperçues de ses problèmes cognitifs. Elles, aussi, qui se sont mobilisées pour apporter à manger à Robert – le premier patient de la tournée – lorsqu’il s’est retrouvé avec d’importantes saisies sur comptes.
« C’était l’été, on n’arrivait à joindre personne. On a passé des heures à appeler », se souvient Élise, pestant contre les « longueurs administratives » à l’origine de « situations ubuesques ». La précarité ? « On est tout le temps confronté à ça », reconnaît-elle. « Beaucoup de mes patients sont des gens isolés. C’est encore pire avec le covid. La famille vient peu. Ou pas. » Privés de contact, certains se dégradent. Comme Alfred, son plus vieux patient, qui ne peut plus jouer aux cartes avec son voisin ni avec le père de sa belle-fille en raison du confinement.
7h32. Élise fait un saut chez Anne-Marie (le prénom a été modifié). Ici, l’infirmière fait partie de la famille. Elle a accompagné le mari de cette dame avant son décès. La patiente lui raconte ce qui la préoccupe pendant qu’elle prend sa température et lui donne ses médicaments. En partant, elle pose brièvement une main sur son épaule. « Des fois, tu voudrais pouvoir rester plus longtemps. C’est un métier dans lequel le contact est essentiel. Toucher, c’est déjà soigner. Mais là je ne peux plus… Je ne peux plus. J’ai de plus en plus de surveillance post-covid. On a pris les mesures nécessaires. » A savoir : programmer ces visites-là en fin de tournée, pour réduire le risque de contamination. Avant, Élise lisait parfois le journal avec certains patients, en buvant un café. Désormais, c’est trop risqué.
« C’était comme aller au front sans armure et sans armes ! »
8h. L’infirmière cherche une place sur un parking rempli avant de se garer près de la porte de l’immeuble. Sur son pare-brise, pas de macaron signalant sa profession. Elle ne le met plus. « Pendant la première épidémie, il y a plein d’infirmières libérales qui se sont fait casser la bagnole et voler du matériel, » raconte t-elle. « C’est arrivé à quelqu’un que je connais. On lui a pris ses gants et ses masques. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, » tonne-t-elle. À ce moment-là, ne plus avoir de matériel, c’était comme aller au front sans armure et sans armes ! »
Aujourd’hui, certains équipements de protection sont toujours difficiles à trouver. Comme les surchaussures et les charlottes, qu’elle attend depuis plus d’un mois. Le matériel est aussi de moins bonne qualité. Élise déplie une de ses blouses jetables à 3 euros pièce pour montrer à quel point elles sont fragiles.
« Une prise de risques à 50 centimes »
Même problème avec les gants, dont les prix ont explosé. « Avant, je payais ma boîte de cent gants 4,5 euros. Maintenant, elle coûte entre 11 et 20 euros. C’est juste lamentable. Je refuse de donner de l’argent à des voleurs », s’emporte l’infirmière, qui explique boycotter les prestataires médicaux et commander certains équipements sur Wish. « C’est trop facile de profiter de la crise sanitaire. En tant qu’infirmière libérale ça me semble normal de payer mon propre matériel, mais pas à ce prix-là. » Elle fait le calcul :
« Sur une injection payée 7 euros bruts, vous enlevez 50% de charges. Si vous enlevez encore les 3 euros du prix de la blouse, ça fait une prise de risque à 50 centimes. »
Elise Brolly
8h55. Élise laisse derrière elle la Cité de l’Ill et celle des Chasseurs pour une petite heure. Direction la zone pavillonnaire où elle retrouve Constance, centenaire alerte et son frère Lucien. « T’as mis tes oreilles ? », demande-t-elle. « J’ai mis mes oreilles », répond Constance en haussant un sourcil malicieux. « Pourquoi ils sont là, eux ? Qu’est ce qu’ils veulent savoir ? », interroge-t-elle en nous désignant du menton. « Ils viennent voir comment travaille l’infirmière ». « Ah très bien, très bien. » Ici aussi, Élise n’a qu’un médicament à donner mais elle s’arrête un peu plus longtemps pour le plaisir. « Vous êtes mes rayons de soleil de la journée », lance-t-elle aux deux anciens. « Oh bah c’est pas trop lumineux j’espère », répond Constance du tac au tac. Retour à la voiture, avec le sourire.
« Un beau métier de merde »
C’est notamment parce qu’elle « aime beaucoup les personnes âgées » qu’Élise a choisi de devenir infirmière. « J’ai toujours eu besoin d’aider les autres », se souvient celle qui, petite, « voulait toujours ramener des animaux blessés à la maison » et venir en aide aux sans-abris. « Il fallait que je fasse quelque chose qui soit utile, qui aide quelqu’un, sinon ça n’avait aucun sens pour moi. »
Après le bac pourtant, elle entre d’abord en fac de droit, le temps de mûrir son choix. C’est à 24 ans qu’elle pousse enfin la porte de l’école des soins infirmiers. Elle travaille ensuite dix ans en clinique en tant qu’infirmière de bloc. Une décision prise pour « ne plus être frustrée de ne pas pouvoir passer du temps avec les patients dans les services », frustrée de ne « plus avoir le temps de mettre des mots sur les maux ». Lorsqu’elle quitte le secteur hospitalier, elle enchaîne les remplacements, pendant deux ans. Une amie lui parle d’une associée prête à vendre sa patientèle dans un cabinet : c’est comme ça qu’elle finit par arriver à la Robertsau, un peu par hasard. C’était il y a neuf ans.
« J’aime mon métier, mais on peut dire que c’est un beau métier de merde. Surtout dans une période comme celle-là. On est mal payées. Certes, on gagne mieux notre vie qu’à l’hôpital, mais il faut épargner pour les carences (délais pour être indemnisée en cas d’arrêt maladie, ndlr), pour la retraite. Quand je pourrais la prendre, à 67 ans, je gagnerai 1 200 euros par mois. » Élise a fait le choix de travailler 16 jours par mois, ce qui lui permet de gagner presque l’équivalent d’un temps plein à l’hôpital. Mais les journées sont longues. Après la tournée du matin, il y a celle du soir. De 15h à 19h30. Entre les deux, l’infirmière met un point d’honneur à rentrer chez elle manger et faire une sieste.
9h30, 9h47, 10h15, 10h40, 11h. Les visites s’enchaînent. Élise entre chez Claire (le prénom a été modifié) en fin de matinée pour faire des pansements. La jeune femme suit des études d’infirmière. La soignante détaille chacun de ses gestes, explique comment elle désinfecte la plaie, et quel matériel elle choisit. Enseigner, confie-t-elle, ça la tenterait bien.
« On apprend à se blinder »
De retour dans sa voiture en direction de la cité de l’Ill, pour voir notamment des patients chez qui elle est déjà passée plus tôt, Élise philosophe une nouvelle fois sur son métier. « On apprend à se blinder. C’est comme une peau qui se tanne au soleil. Des fois, ça m’effraie. J’ai peur de devenir insensible à des situations de la vie. » Silence. « C’est quand même dur de côtoyer la misère tous les jours. »
11h20. Élise s’arrête chez Marie (le prénom a été modifié), touchée par le covid il y a trois semaines. Elle a été hospitalisée. L’infirmière passe la voir depuis son retour, pour lui faire sa toilette notamment. Elle n’est plus contagieuse en théorie, mais l’infirmière sort deux surblouses de son coffre et nous les tend. Son matériel, elle l’a laissé chez Marie pour ne pas en ramener à chaque fois et faire des économies. Curieuse, la nonagénaire veut elle aussi savoir pourquoi nous sommes là. Pour suivre l’infirmière dans son travail ? Marie se lance dans une litanie entre deux essoufflements. « Madame, monsieur, sachez que je ne manque absolument de rien. Élise, elle s’occupe de tout. De tout ! Du médecin, du laboratoire, de la pharmacie. Sans elle… Je vous dis, vous pouvez vous fiez à elle ! » « Marie, garde ton souffle ! » l’interrompt Élise. Peine perdue. « Mieux, on ne trouve pas ! », poursuit Marie tandis que l’infirmière prépare son petit déjeuner. Salutations sur le perron pour enlever la surblouse et les surchaussures. « Soyez prudents et mettez bien vos masques ! » lance Marie tandis que la porte se referme.
11h50. Fin de la tournée. Élise revient au cabinet. Normalement, elle y reste une heure pour faire de l’administratif. Mais pas aujourd’hui. Retour à la Krutenau pour la pause de la mi-journée. Oublier quelques heures la peur de soigner un patient malade pas encore diagnostiqué, sans être assez protégée. À 15h, il faudra y retourner.
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