Les Chibanis, ce sont ces travailleurs immigrés venus du Maghreb en France dans les années 60. Après avoir été de tous les chantiers, de toutes les chaînes d’usines, ils peuplent aujourd’hui les sinistres foyers Adoma (ex-Sonacotra). Usés, souvent malades, ils oscillent entre leur chambre en France et leur domicile, quelque part dans un village ensoleillé d’Algérie ou du Maroc. Ils vivent de retraites dérisoires, souvent moins de 500 euros par mois, renforcées par des allocations comme le minimum vieillesse et les aides au logement.
Et c’est là que ça pose un problème pour l’administration française. Car les allocations, pour en bénéficier, il faut résider entre 6 et 8 mois par an en France selon les caisses. En septembre, la Caisse régionale des retraites (Carsat), la Caisse d’allocations familiales (Caf) et la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) ont été envoyées par le procureur de la République frapper aux portes des Chibanis, rue de Colmar à Strasbourg, afin de vérifier s’ils étaient bien présents.
Un enchaînement qui mène à la suspension des allocations
Évidemment, nombre d’entre eux n’étaient pas à leur domicile, soit parce qu’ils étaient partis se promener soit parce qu’ils étaient auprès de leur famille de l’autre côté de la Méditerranée. Les caisses leur envoient alors une lettre, dans laquelle elles leur indiquent qu’ils ont 10 jours pour contacter leur caisse, et prouver leur résidence effective en France. Faute de quoi, leurs allocations sont suspendues, voire le paiement de sommes « indues » leur sont réclamées.
Pour ces grands-pères des Trente Glorieuses, ces lettres stéréotypées sont incompréhensibles. Il y est question de droits, d’articles de loi et d’alinéas. Mais la majorité des Chibanis ne sait pas lire, ils viennent d’un monde où l’embauche se faisait chaque matin au bord du chantier et la paie chaque soir, en billets. Combien d’entreprises n’ont pas déclaré ces ouvriers, profitant de cette main d’oeuvre docile et bon marché ?
Le minimum vieillesse, c’est Byzance
Cinquante ans plus tard, ce sont les Chibanis qui paient ces arrangements, au moment de calculer leurs points pour la retraite. Ils sont nombreux à ne pas pouvoir justifier d’une activité entre avril 1962 et septembre 1963 sur un chantier du Languedoc ou dans cette usine du centre de la France entre janvier et mai 1968… Les entreprises ayant disparu, les déclarations d’emploi pas toujours faites, bonne chance pour valider les trimestres ! Mais ce n’est pas grave pour Mustapha, Walid ou Abdul. S’aidant d’une canne pour marcher, ils ne réclament rien, n’en veulent à personne et s’accommodent avec le minimum vieillesse (renommé allocation de solidarité aux personnes âgées, Aspa).
Les voilà donc qui, après 40 années passées sur les chantiers, émargent à environ 900€ par mois. Le loyer de la chambre au foyer (env 360€) est partiellement pris en charge par l’aide au logement (250 à 280€). Ils dépensent entre 150 et 250€ pour leur vie en France et le reste, entre 400 et 500€, ils l’envoient en Algérie, en Tunisie ou au Maroc. Quelques centaines d’euros mensuels qui forment bien souvent la seule ressource d’une famille complète outre Méditerranée.
Sans les allocations, les Chibanis ne perçoivent qu’entre 300 et 600€ de pension de retraite selon les cas et doivent payer intégralement le loyer de leur chambre. Ils ne peuvent plus rien envoyer au Maghreb et se sentent piégés.
Mustapha El Hamdani, responsable de l’association Calima ne décolère pas contre l’administration française :
« Voilà des gens qui ont donné toutes leurs forces à la France, qui ont construit le pays au moment où on avait besoin d’eux et aujourd’hui, on les traite comme des fraudeurs. Ils sont sonnés par les montants des sommes qui sont réclamées. Il n’y a pas plus légalistes que les Chibanis et on les traite comme des numéros. »
Un vicieux cercle perpétuel administratif…
L’association qui vient en aide aux Chibanis organisait une réunion d’information en octobre. Au rez-de-chaussé du foyer de la rue de Colmar, plusieurs dizaines de Chibanis étaient présents pour confier leurs lettres d’organismes à Mustapha El Hamdani, en lui demandant de bien vouloir « régler ce problème inch’Allah ». Mustapha empile donc les courriers et démarre pour chaque cas deux procédures : une contestation, indiquant que c’est aux caisses de prouver que la personne n’est pas présente en France suffisamment longtemps, et une nouvelle demande… d’allocations, puisque que les Chibanis répondent à chaque instant à toutes les conditions pour y prétendre.
Derrière ses piles de dossiers, il précise :
« Les Chibanis cachent ces lettres quand ils les reçoivent, souvent ils me les donnent trop tard, les délais de conciliation sont dépassés. Ils ont peur ou honte parfois… Ce n’est pas évident d’avouer qu’on ne sait pas lire aujourd’hui. Ils n’ont aucun moyen de comprendre ce qui leur arrive. Ils le constatent au moment où la banque refuse le virement vers le pays d’origine. »
Des procédures normales et normées
Du côté des caisses, on affirme que tout a été fait « dans les règles. » Karine Auguy, directrice adjointe de la CAF du Bas-Rhin, et Isabelle Lustig, directrice de la Carsat Alsace-Moselle :
« Le directeur du centre Adoma a été prévenu du passage de nos agents et nous avons vérifié que les conditions d’obtention des allocations étaient bien communiquées aux résidents. Donc quand on passe, on pense que les résidents absents n’ont pas eu ces informations parce qu’ils ne vivent pas en France. Ils ont dix jours pour se signaler après notre passage. S’ils ne le font pas, nous suspendons les allocations. C’est la loi et elle est la même pour tout le monde. Ensuite, les vérifications de la durée de résidence en France sont faites à partir des mentions sur le passeport. »
Effectivement, dans un couloir, une affiche d’Adoma indique, en français, ces obligations de résidence. Mais la visite des contrôleurs des organismes prestataires a-t-elle été signalée aux résidents par le même biais ? Pour les locataires du foyer de la rue de Colmar, les relations avec leur bailleur sont complexes. Ils estiment là encore malmenés par Adoma, qui refuse les visites au-delà de 23 heures, supprime les espaces communs, réduit les équipements, etc. Rien que pour obtenir une salle pour la réunion d’octobre, les résidents ont dû forcer la main de leur responsable de site…
Pour l’association Calima, ce petit aller-retour administratif a assez duré. L’association, aux moyens limités, ne peut pas accompagner tous les Chibanis de Strasbourg ou d’Alsace. Elle propose que chaque Chibani soit parrainé par une personne en mesure de l’aider et de l’accompagner dans ses démarches administratives.
L’autre option des Chibanis, c’est l’aide au retour (ARFS), 550€ par mois à condition de retourner vivre au pays et… d’abandonner toute couverture santé. Pour ces grands-pères souvent déjà malades, usés par les chantiers à une époque où les normes sanitaires n’étaient pas la première préoccupation, la perspective n’est guère engageante. C’est pour ça que Mustapha El Hamdani ne le recommande… qu’aux « Chibanis en fin de vie. »
Chargement des commentaires…