Tout est parti d’une poussière. Une poussière qui « ressemblait à de la cendre très claire et qui tombait du ciel comme la neige » pour reprendre les mots de François Kopp, infirmier libéral à Strasbourg :
« Ce jour-là, je rendais visite à des patients qui vivent sur l’aire d’accueil des gens du voyage, rue de Dunkerque au Port du Rhin. Les voitures, les caravanes, les tables, tout était recouvert par cette poussière. C’était à l’automne 2018. »
Suite à cette visite, François Kopp informe l’association Médecins du Monde qui, à son tour, demande des comptes à la Ville de Strasbourg en novembre 2018. Il faut finalement attendre le 7 mai 2019 pour que la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) procède à une inspection.
Le suspect : l’entreprise MTS et son bois contaminé à la créosote
Dans le viseur de la Dreal, il y a l’entreprise MTS qui fait du transit de céréales, d’engrais, de charbon et de déchets, notamment des anciennes traverses de chemins de fer.
Il se trouve que les anciennes traverses de chemins de fer sont considérées comme des déchets dangereux car elles ont été traitées à la créosote. Le produit protège le bois de la moisissure mais il est probablement cancérigène selon l’Union européenne et très toxique pour les milieux aquatiques. La France est même allée plus loin en décembre 2018 en interdisant le recyclage du bois créosoté. Il doit être systématiquement éliminé dans des incinérateurs qui chauffent à plus de 850 degrés et qui détruisent un maximum de substances toxiques.
Le rôle de MTS est donc de récupérer ces traverses en fin de vie et de les envoyer vers des incinérateurs autorisés à les détruire. Mais aux yeux de la Dreal, l’entreprise ne respecte pas ses obligations de prévention des risques sanitaires et environnementaux.
Du bois toxique broyé sans aucune protection
Premièrement, sur son site de la rue d’Alger, MTS broie les traverses de chemins de fer, ce qu’elle n’a pas le droit de faire et encore moins sans confinement, en libérant des poussières créosotées dans l’air. Comme le rappelle Pascal Lajugie, chef de l’unité départementale du Bas-Rhin à la Dreal :
« Si vous respirez ces poussières, il y a un risque d’apparition d’un cancer des fosses nasales ou des poumons. »
Lors de son inspection, la Dreal ne peut que constater la présence des tas de broyats, mais les fonctionnaires ne voient pas d’opération de broyage sur le moment. MTS leur affirme ne plus avoir broyé de bois toxique depuis décembre 2018. D’après l’entreprise, il ne reste plus qu’à évacuer les broyats. Pascal Lajugie reconnait :
« C’est difficile de vérifier ce que nous dit MTS. On ne peut pas savoir depuis quand l’entreprise broie du bois créosoté illégalement. Ça peut être récent mais ça peut aussi remonter à 2015, année de création de MTS. »
Sur ce point, MTS ne souhaite pas s’exprimer.
Un stockage de bois toxique dans des conditions déplorables
Le deuxième point qui pose problème à l’administration, c’est la manière dont MTS stocke ses broyats illégaux. Ils sont entreposés en plein air et à même le sol. Les poussières créosotées s’envolent au gré du vent et ruissellent dans l’eau et les sous-sols quand il pleut.
Enfin, lors de sa visite, la Dreal découvre que MTS stocke des broyats et des traverses de chemins de fer entières place Henri Lévy, dans le port de Strasbourg à hauteur du quartier résidentiel du conseil des XV, sans autorisation. Ce site est encore plus proche de l’aire d’accueil des gens du voyage et des péniches que ne l’est celui de la rue d’Alger (voir carte ci-dessus).
Le 18 juin et le 9 septembre, la préfecture du Bas-Rhin adresse deux mises en demeure à MTS pour demander à l’entreprise :
- d’arrêter son activité de broyage,
- de stocker convenablement ses tas de broyats en attente de leur évacuation,
- de vider la place Henry Lévy des stocks illégaux.
Résultat : peu de choses ont changé
Alors aujourd’hui, où en est-on ? Le procureur de la République confirme « qu’une enquête est en cours. » MTS assure ne plus broyer de traverses. Les tas de broyats sont toujours à même le sol et ont été bâchés sans que cela n’empêche certains morceaux de s’éparpiller dans la nature, comme nous avons pu le constater (voir photo ci-dessous). Quant à la place Henri Lévy, elle n’a toujours pas été évacuée.
Pour expliquer la situation, MTS prétend avoir un problème de débouchés. En clair, les incinérateurs autorisés à recevoir ce bois toxique sont saturés. D’après MTS, certains incinérateurs demandent à ce que les traverses soient broyées avant de les récupérer. Pour Pascal Lajugie de la Dreal, l’administration se retrouve impuissante face à cette réponse :
« La situation est loin d’être idéale mais qu’est ce que vous voulez faire ? Vu les déchets, même s’ils n’ont rien à faire place Henry Lévy, on ne va pas s’amuser à les déplacer. On n’a pas d’autre choix que d’attendre que les stocks de bois s’écoulent petit à petit. »
Un « péril imminent » selon l’association Robin des Bois
Au dépôt illégal de la place Henri Lévy, il n’y a aucun contrôle d’accès. Une odeur d’hydrocarbures se dégage des monticules de bois. À leurs pieds stagnent des flaques d’eau parsemées de tâches grises. À quelques mètres s’étend un bassin du port. Un peu plus loin, on aperçoit des péniches. Cependant Pascal Lajugie se veut rassurant :
« C’est quand vous broyez les traverses que vous libérez la créosote mais les traverses entières ne représentent pas de danger en elles-mêmes. »
Mais force est de constater que les traverses dites « non-broyées » sont dans un état de décomposition avancé, éclatées en morceaux, ce qui inquiète beaucoup Jacky Bonnemains. Il est président de l’association Robin des Bois, qui a participé fin 2018 à la rédaction d’une charte relative à la gestion du bois créosoté avec le ministère de la transition écologique :
« En cas de prise de feu, les pompiers auront du mal à circonscrire l’incendie. Les émanations seraient très toxiques et pourraient recouvrir une partie de la ville ou de la zone portuaire en fonction des conditions météo du moment. Tout est sur le sol et il y a donc une pollution chronique des sols et sous-sols et probablement du bassin portuaire sous l’action des pluies. Il n’y a aucune étanchéité. La situation est scandaleuse. Il faut maîtriser ce péril imminent. »
Concernant un potentiel incendie, la Dreal parle de « risques très faibles. » Sur ce point, l’arrêté préfectoral de décembre 2001 qui autorise l’activité de MTS (à l’époque SOGEMA) n’est pas très précis. En revanche, sur les risques liés au ruissellement et à l’envol de produits toxiques, le texte ne fait pas de différence entre les traverses broyées et non-broyées.
Article 17. 1 : « La quantité de déchets de bois en transit est limitée à 1 200 tonnes. L’aire de stockage sera étanche et formera rétention. Les eaux pluviales souillées seront collectées et traitées dans la station des eaux de traitement du site. La zone de chargement / déchargement des déchets devra être aménagée afin d’éviter le déversement et les envols de déchets hors de la zone. La durée de stockage en vrac ne pourra excéder 15 jours. »
Le broyage du bois toxique s’est-il vraiment arrêté ?
Le 16 octobre, nous nous rendons pour la première fois sur le dépôt illégal de la place Henry Lévy. Une drôle de machine verte attire notre attention (voir photo ci-dessous).
En discutant, avec des riverains, certains nous assurent qu’il s’agit d’une machine pour broyer le bois et qu’elle a fonctionné lors de la première quinzaine d’octobre.
Mais il s’agit en fait d’un crible à tambour. Cela permet de trier les broyats en morceaux plus ou moins fins. Les poussières dégagées par l’opération ont dû laisser penser certains riverains qu’il s’agissait d’un nouveau broyage.
MTS avait-elle le droit de trier ses broyats toxiques à l’air libre et au bord de l’eau ? La DREAL était-elle au courant de cette opération ? Cela reste à éclaircir.
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