Dans une petite ville, apparemment isolée du monde, la vie est belle, car l’économie est florissante, grâce à l’établissement des bains thermaux. Ce cœur battant de la commune est le projet des deux frères Stockmann. Peter est préfet et président du conseil d’administration de la station thermale. Tomas quant à lui est médecin et travaille dans cet établissement qu’il a imaginé.
Un jour il fait une découverte : suite à l’incompétence des notables (ayant décidé de poser les canalisations sans suivre ses conseils), l’eau est infectée de micro-organismes délétères. Les thermes sont empoisonnées, propageant le typhus et la dysenterie. S’engage alors une terrible lutte entre Tomas qui veut révéler le danger, quitte à ruiner la ville, et Peter qui pense avant tout à la sécurité financière des notables et des actionnaires.
L’intrigue n’est pas aussi manichéenne que pourrait laisser penser cette situation initiale, l’écologiste médecin lanceur d’alerte contre le bureaucrate nanti et malveillant. Henryk Ibsen est un auteur qui n’épargne personne et son théâtre n’a pas besoin de héros.
L’eau : un enjeu écologique moderne et enjeu de pouvoir
Ce qui frappe tout au long de ce spectacle, c’est l’omniprésence de l’eau comme enjeu sanitaire et politique. Les deux grands lustres, sur lesquels Thomas Stockmann fait brièvement se concentrer l’attention du public, sont composées de poches de plastiques remplies d’une eau limpide. Ces décorations sont là pour montrer sa réussite, enfin acquise, et la richesse qui l’accompagne. Lorsque les pierres voleront sur la maison du docteur, ce seront des poches d’eau semblables qui éclateront au sol.
L’eau accorde la richesse à la ville grâce à la station thermale mais elle porte la pollution. Une pollution qui n’est pas d’origine inconnue puisque les tanneries et leurs déchets sont mis en cause. C’est le modèle de l’environnement ravagé par l’industrie.
Un ennemi du peuple fut écrit par Henrik Ibsen en 1882 et ses enjeux nous sont totalement familiers. L’eau n’est pas un élément anodin : c’est un symbole, une nécessité à la vie et une marque de privilège. L’eau polluée, c’est la vie qui meurt et les intérêts économiques deviennent terriblement cyniques lorsqu’ils sacrifient la nature pour engranger les profits.
Pour autant ce n’est pas une pièce soutenant un discours écologiste. Car cette question de pollution devient très vite accessoire. Alors que le médecin Stockmann pensait que l’affaire se réglerait simplement, il se retrouve entraîné dans un engrenage qui le broie. Chacun voit son intérêt d’abord : les journalistes, les petits propriétaires et les notables, et tous veulent instrumentaliser cette découverte. Finalement, c’est en dérangeant la bonne marche du monde que Tomas Stockmann devient cet ennemi du peuple.
N’en avez-vous pas assez du théâtre politique ?
Le passage le plus remarquable est le quatrième acte. Dans la pièce d’Ibsen, c’est une assemblée publique où Tomas Stockmann, dépité d’avoir perdu ses soutiens, espère faire entendre raison au peuple. Il y révèle son individualisme et sa haine pour ce qu’il se met à traiter de populace, de « masse compacte » où « les imbéciles sont la majorité ». La salle, évidemment, tient le rôle du peuple de la ville.
Le texte se met à dériver quand Nicolas Bouchaud, l’acteur, surgit derrière Tomas Stockman. Il n’est plus le docteur qui s’inquiète de la pollution de l’eau. Il se met à pester sur le théâtre contemporain, sur sa lassitude d’un art qui se veut politique et ne fait qu’ânonner des platitudes. Un moment plein d’autocritique, puisque l’acteur fustige exactement le théâtre qu’il pratique depuis vingt ans.
Des dispositifs face public, des formes d’art conscientisées et prêchant la bonne parole, du Brecht. Et le public qui annone pacifiquement sans jamais réagir, masse compacte et passive. « Vous êtes des veaux ! » hurle Nicolas Bouchaud. Le message est clair : le théâtre ne doit pas être une tribune.
Ce spectacle n’est pas une tribune, et Jean-François Sivadier ne fait pas cette auto-critique par simple humilité. Un ennemi du peuple est avant tout une comédie et le plaisir est réel. Tout le spectacle est drôle, même dans ses obscénités et ses outrances. La salle n’est jamais déconnectée de ce qui se joue sur le plateau. Les comédiens descendent volontiers de la scène, les lumières restent allumées. Une spectatrice est même conduite sur les planches pour servir de patiente au docteur pendant ses premiers travaux sur le traitement des maladies. Et les retournements de situation sont avant tout utiles au divertissement.
Le spectacle expérimente l’impossibilité de trouver la nuance
Thomas Stockman n’est pas un homme sans reproche. Petit-bourgeois arrogant, il dit se soucier du peuple mais il ne se rappelle même pas du nom de sa domestique, qu’il affuble de quolibets dégradants. Il est misogyne et colérique, malmenant ses ennemis comme ses soutiens. Sa mégalomanie se dévoile peu à peu, suite à sa désillusion, lui qui croyait pouvoir faire tomber aisément le pouvoir établi. Il s’enorgueillissait d’avoir pour lui la vérité et le peuple, puis il finit par leur cracher au visage. Même s’ils se dresse et que la tentation révolutionnaire dit le soutenir sans réserve, il n’est pas le démocrate bienveillant derrière lequel les citoyens voudraient se ranger. Et pourtant.
Lors du quatrième acte, il est demandé au public de prendre parti. Rester assis pour condamner Tomas Stockmann, ou se lever pour l’absoudre. Lors de la première représentation à Strasbourg, le public s’est levé comme un seul homme.
Et cette attitude est la plus répandue, d’après Véronique Timsit, collaboratrice artistique sur le spectacle. Elle s’en dit choquée et même effrayée. Car Tomas Stockmann est dangereux, mais le simple drame du seul contre tous lui suffit à gagner la sympathie du public. Véronique Timsit raconte qu’un soir un spectateur s’est allongé : « il ne voulait pas soutenir l’un ou l’autre camp, alors il s’est couché. »
Cette facilité à manipuler les émotions des spectateurs rend songeur sur la rhétorique des figures médiatiques et politiques qui axent tout leur argumentaire sur leur posture anti-système. La fatigue du peuple envers les abus des notables peut aisément construire à acclamer un autocrate.
Un ennemi du peuple ne délivre pas de message, pas de morale et encore moins de consigne. Il constate, de façon partiale et cynique, un état du monde. Le malaise qu’il procure est édulcoré par le plaisir du rire, mais ne disparait jamais. Lors de ses dernières répliques, Tomas Stockman cherche à définir ce qu’est « l’homme le plus fort du monde ». Il commence par dire « L’homme le plus fort au monde, c’est celui qui est le plus seul. » Puis il se ravise, se reprend. « L’homme le plus fort au monde, c’est celui… » Noir. Le spectacle prend fin et laisse planer cette incertitude, une question ouverte qui n’appelle plus de réponse. Ce qui perturbe à la sortie c’est de ne pas savoir, au fond, qui est le peuple et qui en est l’ennemi.
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