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Au TNS se joue le spectacle-machine de toutes les fractures

Le metteur en scène et auteur Lazare présente, jusqu’au 22 janvier, le premier spectacle de 2022 du Théâtre National de Strasbourg. Cœur instamment dénudé se réapproprie le mythe de Psyché, jeune mortelle aimée de Cupidon. Le récit sert de squelette à une impressionnante démonstration scénique, aux accents discordants et à l’ambition mordante.

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Au TNS se joue le spectacle-machine de toutes les fractures

Sur un plateau éclaté, des chaises en formica côtoient une statue de cerf râpée. Un amoncellement de planches et de poutres évoque un radeau alangui sur des rochers après la tempête. L’immense rideau rouge, celui du théâtre ou d’un olympe décadent, couvre une partie de la scène. C’est le décor d’un spectacle qui ne suit aucune convenance, pas de schéma qui lui pré-existerait. Le théâtre de Lazare est un théâtre très personnel : l’auteur et metteur en scène sait injecter dans ses créations assez de substance personnelle (la sienne et celle de toute son équipe) pour que le résultat soit réfractaire à toute catégorisation. Le mythe qui lui sert de prétexte initial éclate bientôt en une fresque débordante d’énergie et de joie.

Aux origines du mythe, la première étincelle de l’incendie

L’histoire est celle de Psyché, une jeune fille que beaucoup de vieux riches veulent marier. Sa beauté rend jalouse la déesse Vénus, peinte ici comme une mère maquerelle dont le charme fané métaphorise la suprématie des dieux et l’affranchissent les mortels. Lorsqu’elle convoque son fils Cupidon, celui-ci débarque avec fracas. Moqueur et sadique, il clame sa joie de faire souffrir ceux qui ont le malheur de croiser sa route, en leurs distribuant des amours impossibles. Il est alors missionné par sa mère pour se débarrasser de Psyché, et de la menace qu’elle représente. Mais comme de bien entendu, il tombe amoureux. Il emmène son amante dans le Palais des délices, où il demeure toujours invisible. Amoureux au-delà du raisonnable, il finit comme enchainé à cette humaine qui ne se satisfait pas pleinement de son divin quotidien. Très vite, cette désorganisation du ciel et de la terre amène à un chaos généralisé, qui couvait déjà de longue date.

Fracasser, c’est ce que le spectacle fait le mieux. Photo : de Jean-Louis Fernandez

Sur un plateau incertain donc, voici une troupe d’acteurs et d’actrices, parfois aussi d’astreinte à la chanson, aux instruments ou à la technique. Il n’y a pas de fiction proprement dite, pas la moindre parcelle d’un quatrième mur. La représentation s’arrête soudainement : une actrice demande à reprendre la scène, différemment. Ce que nous voyons ce sont des acteurs et des actrices, incarnés dans leur enveloppe, dépossédant les personnages de leur propre plateau. La musique est omniprésente. Le spectacle prend vite des airs de comédie musicale aux genres multiples. Piochant dans le cabaret, la musique urbaine, la chanson française, l’histoire avance au rythme des chants et des instruments. Tout est une fête sur une scène doublement distendue par la mise en chanson des drames.

Le spectacle peut être qualifié de fable pour ce qu’il vient piocher dans un fond de mythes antiques. Il y a Cupidon le playboy gouailleur. Il y a Vénus, sa Cadillac et sa furie. Il y a la jeune et belle Psyché, avec sa famille de mortalité et de jalousie. Il y a Zéphyr, le vent confidentiel qui fait le lien entre la terre et les cieux. Il y a aussi un oracle en combinaison Hazmat. Il avait prévenu, annoncé les virus et le libéralisme triomphant, avec l’indifférence d’une Cassandre. Alors il pulvérise, désinfecte, et porte la nécrose de sa propre chair comme une offrande.

La chanson et le cabaret sont omniprésent et font beaucoup pour le rythme du spectacle. Photo : de Jean-Louis Fernandez

Où est le cœur instamment dénudé si ce n’est dans le public qui assiste, qui observe, qui subit ? Le dénuement confine à l’écorchage. Il n’y a pas de polissage des mots, de bienséance à observer. Cela ne verse pas non plus dans cette outrance à tout prix qui fait le succès de certaines scènes modernes. Le ressenti qui se dégage clame que tout ce qui pouvait être fait l’a été. Les mots sont pris pour leur sens plutôt que pour leur saveur. Ils chahutent en mélangeant les registres, langues et références. De la pop-culture aux poètes, des mythes grecs à la big data, tout une série de lambeaux arrachés à l’histoire semblent fondre dans le creuset de la scène.

Dépassionner la passion pour renoncer à la distance

Il serait tentant de prendre une telle pièce pour une tribune portant un message, soulignant des problèmes, clamant « société » à chaque virgule. Ce n’est pas le cas. Le spectacle ne porte pas de morale ou d’incitation, pas d’engagement ni de démoralisation. C’est une bouillie joyeuse et rocambolesque qui remue, en-dehors et au-dedans, un constat sur l’évidence. Les flammes grimpent, les murs explosent, et rien n’est vraiment si sérieux. La distance qui se maintient entre ce qui est dit et ce qui est montré, le jeu excessivement cabotin et les déclamations lascives désamorcent le tragique sans pour autant l’effacer.

Un ours blanc passe parfois, et accompagne ici Psyché pour son retour sur la terre des mortels. Photo : de Jean-Louis Fernandez

Cœur instamment dénudé tient du soufflet, autant pour la claque que pour la respiration. Bien que le spectacle demande un temps d’adaptation, durant lequel il semble long à démarrer, il se laisse apprivoiser et tend volontiers la main comme marchepied. Ses dynamiques deviennent alors plus limpides. Les cris outrés des acteurs ne sonnent plus comme des entorses, mais comme l’expression amusée d’une écriture sans concession. L’interprétation du spectacle passe par une prise à bras-le-corps. Tout ce qui y est dit transpire de polysémie. À l’instar du dieu invisible, partout et nulle part, le sens est dissolu dans la multitude.

Ce qui est transmis le plus efficacement par Cœur instamment dénudé c’est son énergie, bien plus que n’importe quel discours qui serait distillé méticuleusement dans ses frasques. Le plateau est un étalage de faits, de circonstances, de drames et de railleries qui sont jetés sans arrière-pensée apparente. Les personnages se passent le relai des corps qui virevoltent de part et d’autre, et changent de costume.

Cupidon évolue, change d’humeur, mais il reste au cœur des machinations. Photo : de Jean-Louis Fernandez

Le spectacle a subi de plein fouet le croche-patte du Covid : une grande partie de l’équipe artistique malade, les répétitions furent écourtées. La fanfare qui devait accompagner le spectacle elle-même touchée (et donc absente) il n’en demeure pas moins que le résultat est remarquable. Et il n’y a là que la moitié du projet initialement prévu. Lorsque les 90 minutes arrivent à leurs termes, les applaudissement ne viennent d’abord pas. Tout le monde sent bien que ce n’est pas fini, que quelque chose attend encore Psyché, Cupidon et leur cortège de mauvais génies. Puis les mains commencent à battre, pour saluer le début d’un très long entracte.


#spectacle vivant

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