Il aurait été intéressant de le rencontrer sur ses terres d’origines, sur les balcons de la Cité Rotterdam ou aux abords de l’école du Conseil des XV. Mais Joris Lechêne est un globe-trotter, qui a vécu dans 5 pays différents et quitté Strasbourg il y a quelques années… C’est donc en visio depuis la Guadeloupe qu’il sera possible de lui parler, et de le faire parler de ses vidéos.
Vous faire aimer l’architecture
Joris est « TikToker ». Son truc à lui, c’est la vulgarisation sur le réseau social prisé par les jeunes, TikTok, de savoirs sociologiques sur l’architecture, l’urbanisme, l’aménagement de l’espace, en liant tout cela aux rapports de classes. Lui qui se définit avec humour dans une de ses vidéos comme un « sale marxiste » indique que ce qui l’intéresse, c’est « la manière dont les groupes dominants façonnent l’espace de vie et l’espace construit, et les conséquences sur les minorités ». Au programme : les grands ensembles, les Nimby (Not in my backyard, mouvements de résidents qui refusent tout projet ou infrastructure à proximité de leur lieu de résidence), les gratte-ciels de luxe et la densité urbaine, les grands boulevards, l’architecture monumentale, ou encore l’embourgeoisement. Il passe plusieurs heures à réaliser chaque vidéo, où il est en général face à la caméra, devant le sujet dont il parle.
Sur TikTok, les « créateurs de contenu » postent des vidéos de une à trois minutes sur à peu près tout et n’importe quoi. « Il y a ce préjugé selon lequel ce ne sont que des ados qui font des chorégraphies », concède-t-il. « Mais c’est aussi un endroit où on peut apprendre plein de choses ».
Joris fait depuis septembre 2020 des vidéos en anglais (sous-titrées), postées quasiment tous les jours. Prévoyez quelques heures devant vous pour parcourir les 500 productions de sa chaîne Joris_explains. Au compteur, plus de 200 000 abonnés et 5,5 millions de mentions « J’aime » sur ses vidéos.
Joris vit à Londres depuis une dizaine d’années mais passe aussi beaucoup de temps à Paris, ce qui lui permet de comparer les deux villes, par exemple au sujet de leurs avenues emblématiques (avenue de l’Opéra et Regent street) ou à propos des monuments signatures laissés par les chefs d’Etat dans la ville : une vidéo tournée à Paris met en avant l’héritage culturel public des présidents français, avec la bibliothèque François Mitterrand, le Centre Georges Pompidou ou le musée du Quai Branly Jacques Chirac. Il y demande à ses abonnés quel héritage visible les gouvernements britanniques ont laissé, selon eux, à Londres.
@joris_explains Lower,Denser,Faster,Stronger 1/2 #london #paris #vauxhall #lambeth #highrise #skyscraper #architecture #urbanplanning #skyline #luxuryhomes #housing ♬ Harder, Better, Faster, Stronger – Vitamin String Quartet
« On est obligé de provoquer un peu »
C’est justement une vidéo sur le musée du quai Branly, dédié aux arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques qui a le plus fait réagir : Joris y aborde l’un de ses autres thèmes fétiches : le colonialisme. Il présente le lieu comme le « musée des artefacts volés » et dénonce le manque de contextualisation de la collection et son côté fourre-tout, sans mise en valeur des civilisations dont les objets proviennent ni explication sur la manière dont ils sont arrivés en France.
Certains internautes ont estimé qu’il voyait le mal ou le racisme partout, d’autres l’ont remercié pour cette nouvelle perspective. Lui est « très content que la vidéo suscite des réactions », et explique que « vu la nature du format » (des vidéos très courtes où il faut capter l’attention dans la première seconde), il est obligé de provoquer un peu, de « trouver un équilibre entre le polémique et le constructif ».
@joris_explains Museum of French Historical Denial? #paris #colonialism #history #anthropology #frenchhistory #african #museum #eiffeltower #primitive #tribalart ♬ original sound – Joris Lechêne
Cités Ungemach et Rotterdam racontées au monde
Quand il rentre à Strasbourg, il en profite aussi pour faire quelques vidéos alsaciennes. « Il aime voir l’évolution de la ville, ça le passionne », explique sa maman, Marie-Claire, sage-femme à la retraite. Dans sa vidéo sur la Cité Ungemach à Strasbourg, il souhaite aux internautes la « bienvenue au village eugéniste », avant d’expliquer la sombre histoire de ce quartier aux airs de banlieue calme, au pied du Parlement européen. Il emmène aussi ses abonnés, principalement anglophones, à la Cité Rotterdam, dont il rappelle qu’elle est « la première cité de France« . Montrant le quartier du Conseil des XV à la lisière, il fait part de son expérience d’une école à forte mixité sociale :
« Après cette école, j’étais au collège Vauban et au lycée Marie Curie, et ces trois établissements sont pour moi emblématiques du succès du système éducatif français dans le fait de réunir des quartiers « difficiles » et des quartiers bourgeois. »
@joris_explains So close,yet so far. And a school to unite them.Social mixing is good! #sociology #urbanplanning #publichousing #luxuryhousing #realestate #diversity ♬ original sound – Joris Lechêne
D’une adolescence à la marge…
Mais au début, l’école primaire a été un choc, alors qu’il arrivait de Guadeloupe, où il avait passé toute sa petite enfance. Sa mère se rappelle que « soudain, il était noir » et qu’il a subi des discriminations à l’école, à la fois de la part des autres enfants, de sa professeure et de la direction. « Des enfants lui disaient que « sa mère avait accouché dans du kohl » », se rappelle-t-elle encore. Joris estime aussi, paradoxalement, s’être senti « invisible » : « je n’étais « sur le radar » de personne, je ne trouvais pas ma place ».
Ado, il se découvre aussi homosexuel et prend conscience qu’il est différent des jeunes de son âge à bien d’autres égards : dans l’enfance, on le diagnostique surdoué. Il a de grandes facilités à l’école, il « retient tout ».
Heureusement, il a sa meilleure amie Sara, rencontrée à l’école primaire. Ensemble, ils sont « les Différents ». « On avait scellé un pacte : on était différent, et on le serait toujours », raconte-t-elle. « J’étais la boutonneuse intello. Et puis on a eu un troisième ami, un garçon turbulent, un peu mauvais garçon. Joris l’a pris sous son aile. Il a toujours eu cette tendance à aider, à ne pas laisser les gens de côté ». Les trois comparses auront même leur propre langage, un code créé de A à Z par Joris pour s’échanger des mots en cours, sans que personne ne comprenne. « Il avait le cerveau qui allait à 100 à l’heure », se rappelle Sara. « Et comme il est hyper perfectionniste, il faisait des mises à jour du code, et nous, on devait le réapprendre ! »
« Il y avait toujours une énigme à résoudre »
Elle n’a pas été étonnée quand il a choisi de faire des études d’architecture, car déjà au collège, il montait ses propres plans et maquettes. « Ça avait même commencé avant ses 8 ans, quand on était en Guadeloupe ! », précise sa mère. Sara raconte sa stupéfaction : « Il établissait des plans imaginaires, très élaborés, impressionnants de perfection. Il y avait toujours quelque chose à y trouver, une énigme à résoudre… ». Sa maman explique qu’il a très tôt été passionné de géographie et de cartographie, et qu’il a appris à lire avec les cartes de randonnée :
« Un jour, on avait fait une balade de crique en crique, en Guadeloupe. À la fin, il avait repris la carte et refait le parcours en citant toutes les baies. Il devait avoir 5 ans. »
Aujourd’hui, Joris sait qu’il est sur le spectre autistique et a un TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité). Il « aurait aimé le savoir plus tôt » car le « fait que [s]on cerveau soit câblé d’une certaine manière » lui a posé des problèmes dans ses études : il a peiné à réussir ses examens, à rendre ses exercices à temps… Il a redoublé sa première année et validé difficilement sa 3e année de licence. Alors qu’il est en Erasmus à Lisbonne, il décide d’arrêter.
Sa maman se rappelle avoir été un peu étonnée, mais pointe qu’avec Joris, c’était tout ou rien :
« Il ne fait les choses que quand il est sûr de réussir. C’était pareil pour apprendre à parler : il a mis du temps, mais quand il a ouvert la bouche, c’était pour faire des phrases entières ».
… au mannequinat à Londres
Il reste au Portugal, apprend la langue, travaille comme barman et comme… mannequin. Un job qu’il avait commencé à Strasbourg dès ses 18 ans, pour des marques comme Puma et Adidas. Quand la crise économique touche le Portugal en 2010 et que les bars ferment les uns après les autres, il décide de partir à Londres, comme ça, « avec des rêves plein la tête », sans argent, sans connaître personne. Il veut devenir bilingue en anglais, faire quelque chose de créatif, peut-être dans la musique. Mais en attendant, pour gagner sa vie, il continue le mannequinat et travaille à Abercrombie & Fitch.
Mais si, rappelez-vous, cette marque qui fait parler d’elle dans les années 2010 avec ses beaux gosses qui accueillaient les clientes (et clients) torse nu. Joris travaille aussi dans l’événementiel, et découvre un monde à des années lumières de son univers : « je servais du champagne dans des soirées mondaines, où j’entendais la manière dont les célébrités parlaient des autres gens. Tu vois le film Parasite ? C’était ça ma vie ».
De quoi nourrir sa conscience de classe, dont il a eu des notions très tôt : sa mère était très engagée et régulièrement candidate locale pour Lutte Ouvrière. « Donc j’ai grandi avec l’idée que le système favorisait les plus puissants et privilégiés », estime-t-il. S’il se rappelle ne pas « s’être senti concerné par les idées marxistes ou révolutionnaires » pendant son adolescence, il explique s’y être intéressé à nouveau il y a quelques années, en découvrant la Critical race theory (un courant de recherche militant axé sur l’application de la théorie critique aux relations entre la race, la loi, et le pouvoir) :
« Ça m’a fait revenir à une critique du système, à la critique de Marx sur le capitalisme, mais aussi aux idées de Franz Fanon, Malcolm X, Kimberlé Crenshaw (qui a inventé le concept d’intersectionnalité) ou Foucault avec ses notions de capitaux culturels, sociaux, et habitus. Ça m’a donné une grille de lecture qui me permettait de mettre des mots et des concepts sur mes propres expériences vécues. Comme par exemple le fait que je sois “devenu noir” en arrivant en France. »
Trouver sa voix et sa voie avec TikTok
Alors avec sa chaîne TikTok, il a l’impression d’avoir trouvé sa place, en tant que personne sur le spectre autistique, hyper calée sur des sujets particuliers, et en tant que jeune métisse qui a plein de choses à dire sur les dynamiques sociales et raciales :
« C’est comme si, avant, je parlais dans le vide, et que là, j’avais trouvé un espace où ce que je dis intéresse les gens. Ce qui aurait pu devenir handicapant devient une force. »
Au début, l’algorithme de la plateforme, qui « classe » les contenus dans des niches (LGBT, littérature, science, animaux de compagnie, parentalité…) le pousse à poster surtout sur les thématiques neuroatypiques (le fait d’avoir un fonctionnement cognitif différent de la majorité des gens). Peu à peu, il aborde aussi le whitesplaining (une explication paternaliste donnée par les blancs à une personne de couleur, définissant ce qui devrait ou ne devrait pas être considéré comme raciste, selon Urban Dictionary), les discriminations, etc.
En septembre 2021, il revient à ses premières amours avec l’architecture et l’aménagement urbain, « un peu par hasard », et ses vues décollent encore plus : « J’ai compris que c’était un terrain qu’il fallait gratter, des thèmes que personne d’autre ne traitait sur TikTok ».
À travers l’aménagement urbain, il continue de parler de dynamiques racistes et classistes, notamment quand il est en Guadeloupe. Ses vidéos sur la quasi-privatisation, par des hôtels, de plages censées être du domaine public démontrent selon lui une logique toujours coloniale de la France dans ses territoires ultra marins. Fidèle à ses positions marxistes, il fait le lien entre féodalité, colonialisme et capitalisme. Mais il est aussi capable de vous expliquer pourquoi Beyoncé est emblématique du « black capitalism » tandis que Britney Spears serait plutôt une camarade communiste.
Sara a été agréablement surprise de voir son ami « timide » se lancer sur TikTok. Et en même temps, dit-elle, « je savais qu’il allait créer quelque chose d’énorme, de différent, mais je ne savais pas comment. Le voir faire ça, c’est magique ».
Quand il ne parle pas de conscience de classe et de race sociale, il a d’autres hobbies : « On dirait pas comme ça, mais je suis un vrai geek, un vrai nerd », rit-il. « J’ai une passion pour les avions, l’astrophysique, les trous noirs… ». Et, clairement, pour les voyages : grâce au mannequinat, il a vécu quelques mois en Afrique du Sud, visité le Brésil, et s’installe actuellement en Guadeloupe pour 2-3 mois, pour profiter notamment de sa « deuxième famille », celle de la nourrice qui l’a élevé alors que sa mère jonglait entre son travail et le fait d’être maman solo.
Enseigner aux enseignants sur l’antiracisme
En parallèle de ses premières vidéos (d’abord postées sur Youtube), un ami sociologue lui propose de se joindre à lui pour co-dispenser des formations aux universités britanniques sur le racisme et les discriminations. Aujourd’hui, il assure seul ces modules, auprès d’enseignants, toujours, mais aussi d’entreprises et d’administrations, et commence à aborder la « décolonisation des programmes et de l’enseignement ». En gros, il s’agit de prendre conscience que « la façon dont on appréhende la science, l’Histoire, est issue d’un rapport de force qu’on appelle le colonialisme ».
Il estime qu’il ne pourrait pas aborder ces thèmes de cette manière en France, car « les débats n’en sont pas du tout au même point » sur l’antiracisme. Il se tient donc un peu éloigné des débats français, mais en même temps, garde une place à part dans son cœur pour l’Alsace et pour Strasbourg.
Il y revient une fois par an, comme il l’a toujours fait, aux vacances de Noël, pour voir sa famille. Il se rappelle en riant avoir été « ce petit guadeloupéen à la neige au Champ du feu ».
Il se considère aussi alsacien et dit « beaucoup aimer Strasbourg, qui est une ville magnifique ». Il y a encore des amis d’enfance et de bons souvenirs. Parfois, il se demande s’il pourrait à nouveau y vivre, peut-être y avoir juste un pied à terre. Histoire de nous offrir quelques analyses made in Strasbourg, qui sait, sur le futur quartier Archipel 2, la rénovation de la Manufacture des Tabacs ou l’embourgeoisement du quartier du Port du Rhin ?
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