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Thyeste au TNS, une plongée décadente dans les ténèbres et l’effroi

Créé pour le Festival d’Avignon 2018, joué dans la cour d’honneur du Palais des papes, le très attendu Thyeste de Sénèque est présenté au Théâtre National de Strasbourg jusqu’au samedi 15 décembre. Une histoire de vengeance mythologique à laquelle Thomas Jolly donne des accents contemporains et extravagants.

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Thyeste au TNS, une plongée décadente dans les ténèbres et l’effroi

Athrée fomente sa vengeance (Jean-Louis Fernandez / TNS /cc)
Athrée fomente sa vengeance (Jean-Louis Fernandez / TNS /cc)

« Le jour s’enténèbre ». Ces mots clamés par Thyeste, au moment où la tension dramatique est à son comble, sont à l’image de ce que l’on peut ressentir en sortant de la salle. Alors que le dénouement est sans suspens, la mise en scène oppressante et sombre paralyse toute pensée et laisse place à une sensation de nausée, suscitée par l’horreur qui vient d’être dévoilée.

Une tragédie antique et cruelle

Cette œuvre, peut-être la plus noire de Sénèque, selon le metteur en scène Thomas Jolly, relate la vengeance d’Atrée. Fils de Tantale, Atrée règne en paix sur Mycènes. Jaloux, son frère jumeau Thyeste séduit sa femme et lui vole le bélier à toison d’or qui devait lui permettre, selon les règles fixées par les dieux, de prendre la succession de son père. Alors que le dieu Jupiter est intervenu et que Thyeste a été banni, Atrée ressasse sans cesse sa trahison… Une colère noire sur laquelle il échafaude un terrible stratagème : faire manger à son frère ses fils au cours d’un banquet de prétendue réconciliation.

« Il n’y a pas de limite au crime des hommes » énonce Thyeste dans la dernière scène.

L’histoire de ce crime affreux aurait fait fuir le soleil en l’entendant. Le crime ignoble serait capable de provoquer des phénomènes fantastiques en entraînant l’humanité entière dans son sillage, quand la transformation d’Atrée en monstre est à l’image de l’effondrement du monde. Ainsi le décrit Annie Mercier :

« Thyeste m’évoque les excès, les dérives, la violence et la brutalité du monde dans lequel nous vivons. […] Qu’est-ce qui nous meut aujourd’hui ? Et à quelles nouvelles idoles nous sacrifions-nous ? »

La pièce est construite en cinq parties qui respectent la chronologie de l’histoire antique. Thomas Jolly y offre un théâtre total en proposant, à travers une fureur mythologique, un spectacle excentrique à l’ambiance quasi cinématographique.

Les ruines du colosse : une scénographie démesurée (Jean-Louis Fernandez / TNS /cc)
Les ruines du colosse : une scénographie démesurée (Jean-Louis Fernandez / TNS)

Le spectateur est accueilli par les ruines d’un colosse : un visage, aux yeux vides, dont la bouche est restée ouverte comme dans un dernier cri d’effroi, et une main, ligotée, ouverte à la fois dans un geste vengeur… ou désespéré : allégorie de la démesure des actes de l’Homme et de la décadence de l’humanité ?

Une décadence de l’Homme, exprimée par des costumes kitsch et extravagants, qui donnent à la pièce des airs de tragédie pop, accompagnée par une création lumière aux airs électro, dont les puissants faisceaux lumineux embrasent la scène.

Athée invite Thyeste à boire le vin dans lequel se trouve le sang de ses fils (Photo Jean-Louis Fernandez / TNS)
Athée invite Thyeste à boire le vin dans lequel se trouve le sang de ses fils (Photo Jean-Louis Fernandez / TNS)

La musique omniprésente de Clément Mirguet fait trembler le théâtre, envahi par la funeste malédiction, et renforce encore la montée en tension de la pièce, ancrant la charge émotionnelle pour accompagner l’horreur par le son, qu’il soit violent ou clair.

Un drame antique aux accents contemporains

Tout en gardant la structure classique du théâtre antique, la traduction Florence Dupond rend actuel le texte sans le perdre dans de longs monologues. L’utilisation du messager, référence aux origines du théâtre antique, permet encore aujourd’hui au spectateur de reprendre son souffle lorsque la tension du drame est trop intense. Thomas Jolly le présente ainsi :

« Montrer l’horreur signifierait la réduire. Ne pas montrer l’acte barbare permet d’aller au bout à la fois de la poésie et de l’horreur. Atrée dit : “quand j’ai enfilé les morceaux de viande sur les minces broches / leur chair a brûlé / je l’ai entendue”. C’est une image incroyable. Lorsque je lis ces mots, je vois les bouts de viande rougeoyants, avec des dents, avec des bouches hurlant de douleur et de fureur. Ce sont des visions de cauchemar qu’aucune image scénique ne saurait traduire, à mon sens. »

Thomas Jolly conserve dans l’utilisation du chœur et du messager les conventions du théâtre antique dictées par Aristote, qui dans sa Poétique, justifie la tragédie en lui attribuant un pouvoir de purification (katharsis) des passions du spectateur :

« Les chœurs sont des « détentes », une coupure philosophique entre les 5 tableaux. Il s’agit de faire reposer ou de brasser en nous les questionnements philosophiques soulevés pendant les scènes dialoguées – précédentes et à suivre ». […] « Il y a donc, d’une part, le mythe classique – l’histoire de Thyeste et Atrée, que je souhaite la plus universelle et intemporelle possible. C’est un théâtre archaïque, poétique, onirique. Et il y a d’autre part, dans les chœurs, une forme plus frontale, que je souhaite radicalement contemporaine, du spoken word avec micro. »

Le choix d’un coryphée interprété par Émeline Frémont rend actuel ce drame antique, slamant le verbe sauvage de Sénèque sur fond de rap et de techno. Et lorsque son personnage, dont le rôle classique est d’être la voix du peuple, se retrouve prise dans l’action, témoin du récit, les gorges se nouent, comme si nous étions tous directement témoins de l’horreur relatée.

Le chœur, représenté par Émeline Frémont se retrouve au cœur du drame (Photo Jean-Louis Fernandez / TNS)
Le chœur, représenté par Émeline Frémont se retrouve au cœur du drame (Photo Jean-Louis Fernandez / TNS)

Pourtant, tout est prédit dès le premier tableau, par la voix rocailleuse de la Furie, tout droit sortie de l’enfer :

« Tout sombrera, la religion, la justice et la confiance entre les hommes… Parricide incestueux, cannibale. Je veux une nuit totale, un ciel déserté par le jour. »

Une distribution par ailleurs très réussie où chacun excelle : Eric Challier en Tantale surgissant des enfers pailleté d’argent ; Annie Mercier en magistrale Furie, Damien Avice en Thyeste brisé. Et surtout un metteur en scène glaçant dans son incarnation ténébreuse et cruelle d’Atrée.

La Furie, face à Tantale (Photo Jean-Louis Fernandez / TNS)
La Furie, face à Tantale (Photo Jean-Louis Fernandez / TNS)

Thomas Jolly, en costume jaune canari et couronne vert fluo, enduit de peinture dorée, fait d’Atrée une figure dénuée d’émotions, sans pitié, qui en dehors de sa haine pour son frère, n’est plus qu’un pâle souverain esseulé.

Un spectacle intense.


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