Plus qu’une pièce, le Bajazet qui débarque sur la scène du Maillon, présenté en co-réalisation avec le TNS, se veut être une expérience incisive et bouleversante, à l’image des précédentes productions de Frank Castorf. Connu pour ses mises en scène troublantes et déconstruites, l’artiste allemand, qualifié d’iconoclaste, revisite pour la première fois, en français, une pièce de Racine.
Écrite en 1672, Bajazet est une tragédie au goût de soleil. En mêlant pouvoir et passions, elle retrace le cheminement d’individualités qui se heurtent aux émotions, aux convenances et à la société. En toile de fond, l’Empire ottoman du XVIIe siècle et un sérail de Constantinople. Alors que le sultan est parti en guerre, des conspirations enflent pour le renverser et placer Bajazet, son frère emprisonné, sur le trône. Mais l’histoire se complique au fur et à mesure que l’amour se déclare. Bajazet est aimé par Roxane, la favorite du sultan, tout en étant l’amant secret de la princesse Atalide.
Libération du langage et bouleversement politique
Le scénario posé, Frank Castorf peut à loisir le déconstruire et le confronter aux écrits d’un autre grand homme de théâtre français, le théoricien Antonin Artaud. Une idée étonnante au premier abord, au vu des trois siècles qui les séparent et de l’approche qu’ont les deux hommes du théâtre. Antonin Artaud est surtout un théoricien, alors que Racine a écrit plus d’une dizaine de pièces.
À cette remarque, Jeanne Balibar, interprète de Roxane, répond lors d’un entretien réalisé par le TNS :
« Dès le début, Frank avait dit “si je travaille sur Racine, ce sera en combinaison avec Artaud”. Il a toujours pensé qu’il y a une filiation presque double : Artaud fils de Racine – par le classicisme de la langue, la violence des passions – et Racine fils d’Artaud. De l’un à l’autre, il y a une traversée de la culture française, cet alliage de l’hyper brutalité et physicalité des rapports de passion, de pouvoir, avec un extrême domptage de la langue par le classicisme rhétorique et prosodique. »
Avec cette adaptation, Frank Castorf questionne la place de la parole et l’impact que sa déconstruction par le théâtre peut avoir sur les hommes et la société. Alors que Racine se sert des mots, exprimés ou tus, pour bouleverser les chemins politiques de ses personnages, Artaud rêve d’un théâtre qui libère des carcans sociaux par la réinvention du langage.
Le metteur en scène se place dans le sillage de ce dernier et, par l’incise de ses théories dans la pièce, prône un théâtre utile, violent et cathartique. Il souhaite se servir des passions qui se déchaînent dans Bajazet pour purger, à son tour, les passions de son public. Ce mécanisme n’ayant pour autre but que de bouleverser les acquis, les préjugés et les cadres sociaux des spectateurs.
Néons, cage et costumes kitsch
Au-delà du texte, Frank Castorf promet une adaptation scénique tout aussi déconstruite, puisqu’il se libère du contexte historique pour mélanger les époques, les costumes et les décors. Une arrière-cousine miteuse côtoie une cage en fer et une immense tête de sultan sur lequel se réverbèrent d’étonnant néons.
Dans cet espace chaotique déambuleront des comédiens vêtus de robes haute-couture ou de costard bling-bling. Parmi eux, Jeanne Balibar, dont la saisissante interprétation de Barbara dans le film de Mathieu Amalric lui avait valu le César de la meilleure actrice en 2018. Elle travaille avec le metteur en scène depuis 2014. C’est elle qui lui a fait lire Bajazet pour la première fois.
Cette mise en scène rappelle que Frank Castorf s’attaque souvent à des classiques (Shakespeare, Brecht Molière ou encore Dostoïevsky) pour mieux les détourner et les découper pour en faire une chimère contemporaine. Les mots du passé doivent être conservés, mais ne peuvent plus être dits aujourd’hui comme il y a 100 ans.
« Un théâtre grave, qui bouscule toutes nos représentations »
En tournée depuis 2019, cette adaptation provoque souvent des réactions très fortes. Du spectateur qui s’enfuit à l’entracte, à celui qui l’ovationne lors des applaudissements, Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste, heurte et bouscule celui qui le regarde.
Une vision du théâtre qu’évoquait Artaud dans Le Théâtre et son double et dont la justification résonne encore très justement aujourd’hui :
« Dans la période angoissante et catastrophique où nous vivons, nous ressentons le besoin urgent d’un théâtre que les événements ne dépassent pas, dont la résonance en nous soit profonde, domine l’instabilité des temps. La longue habitude des spectacles de distraction nous a fait oublier l’idée d’un théâtre grave, qui bouscule toutes nos représentations, nous insuffle le magnétisme ardent des images et agit finalement sur nous à l’instar d’une thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laissera plus oublier. »
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