Dom Juan, faut-il le rappeler, est la première comédie en prose d’un Molière sortant tout juste de l’interdiction de donner son Tartuffe. C’est aussi la seule œuvre qui ne sera pas publiée de son vivant. L’auteur, de lui-même, avait d’ailleurs pris la décision, sans interdiction officielle cette fois, de retirer la pièce de l’affiche au bout d’une quinzaine de représentations. Une absence qui ne durera pas moins de 182 ans, jusqu’en 1847, pour être précis. Malgré tout, Dom Juan est l’une des pièces les plus représentées, les plus (ré)incarnées, grâce à son étonnante plasticité.
Un seul pion noir sur l’échiquier
Première comédie en prose, avez-vous dit ? Comédie, vous êtes sûre ? Bien sûr, la pièce est piquetée du comique de geste et de situation cher à Molière et la scène des paysans au délicieux patois, menée avec une admirable efficacité par Jeanne Cohendy (Charlotte), Marie Desgranges (Mathurine), David Martins (Gros Lucas) et Antoine Hamel (Pierrot), oblige les zygomatiques à travailler. Mais Dom Juan, n’est pas drôle. Voilà plutôt une tragi-comédie où le sourire vient sauver le spectateur d’un désespoir d’autant plus réel qu’il est lucide.
A cet égard, la mise en scène de Julie Brochen, élégante, sobre lorsqu’il faut savoir l’être, est on ne peut plus juste. Sous une lumière voilée, la pièce s’ouvre sur un chœur entonnant des chants d’outre-tombe, des complaintes grégoriennes mystiques et pesantes. On sait où l’on va : au tombeau. Et comme dans toute tragédie qui se respecte, cette fin est irrémédiable. La faute au destin ? Pensez-vous ! Ici, c’est une question de principes auxquels le séducteur est autant fidèle qu’il est infidèle aux dames.
Dom Juan ne se résume pas aux tribulations d’un coureur. La mise en scène l’annonce d’emblée par sa dialectique du blanc et du noir, du clair et de l’obscur, qui modèle la scène. Au sol, sous une terre sombre et épaisse, se devinent les cases d’un échiquier : c’est l’histoire d’une confrontation, d’un seul contre tous. Dom Juan, interprété par Mexianu Medenou, est sans mauvais jeu de mots le seul pion noir de cette partie où tout est joué d’avance : Dom Juan sera le perdant, il ne joue pas avec les mêmes règles.
Sa règle à lui, on le sait, c’est la liberté. « J’aime la liberté en amour », répète-t-il à son valet Sganarelle. Liberté de ne croire à rien d’autre que « deux et deux sont quatre » aussi. Le Ciel, que tous lui brandissent sous le nez comme modèle et menace, il n’en a que faire. Paradoxalement, et avec beaucoup d’intelligence, la mise en jeu oppose les personnages dans des postures inattendues : à Dom Juan, stoïque, détendu, l’aisance et la tranquillité de celui qui suit son bon droit, aux autres les effusions de passions, de colère, la perte de contrôle de soi. A Dom Juan le détachement ironique et résolument moderne de l’homme qui n’obéit qu’à ses propres lois, aux autres la grandiloquence, les trémolos dans la voix, le ton classique.
Mécanique du langage
La grande force de Dom Juan, c’est sa maîtrise du langage. Ni lyrisme ni épanchement lorsqu’il parle des femmes. Valmont avant l’heure, il parle de passion avec la placidité du stratège. Son inconstance n’a rien d’un dérèglement, c’est une logique, une politique. Son langage est comme les machineries – rails de cour à jardin, chevaux de ferraille fixés sur les rails – mises en branle durant la pièce : c’est une construction, un ensemble de rouages à la précision mécanique. A le manier avec tant de talent, on se déjoue de tout : des femmes, qu’elles soient nobles et pieuses ou paysannes, de son comptable, même de son père.
Seuls Sganarelle et le public sont dans le secret de ce cœur de pierre. Sganarelle, fantastique benêt campé par Ivan Hérisson, membre de la troupe du TNS, a le bon sens des gens simples et bons. Mais il l’avoue lui-même, il ne sait pas manier les mots. Au verbe de Dom Juan, il ne peut opposer qu’une maladroite et absurde ribambelle d’adages. Les bras ballants, il suit tant bien que mal les raisonnements de son maître. Il est la voix de la norme, de la pensée commune, des bonnes mœurs. Mais une voix qui discrédite ses discours par ses intonations mêmes. Et voilà le Ciel devenu un ensemble de préceptes sans épaisseur, des formules qu’on répète.
Face à lui, Dom Juan l’orateur, le manipulateur, exhibe un double langage où le public est toujours interpellé. Nous ne sommes pas ses dupes, mais les complices de son habileté rhétorique. « L’hypocrisie est un vice à la mode », rappelle-t-il. Une petite couche de belles paroles et hop ! voilà que tout est effacé aux yeux de son père (André Pomarat), apparition comme tout droit sortie du XVIIème siècle, portant avec lui les valeurs d’un autre temps, déjà caduques pour Dom Juan: l’honneur, la naissance, la vertu. Mais c’est lui qui scelle la tragédie: devant ses reproches sans appel, Dom Juan ne peut que précipiter son destin en s’accrochant à son honneur à lui, la fidélité à sa profession de foi libertine et libertaire. La première apparition du père est ainsi suivie d’un silence, pesant, qui veut tout dire.
Grandeur dans la décadence
L’étau s’est donc resserré. La fin est proche et la fameuse statue du Commandeur est là pour baliser le chemin au sépulcre. Mais surprise : là où l’on attendait un homme à la figure de pierre se dresse une madone baroque au sourire cynique interprétée par une femme (Cécile Péricone). Ce n’est plus un homme – double surnaturel du Père que l’on abuse pas – mais une femme altière et chargée de dorures. Sous ses airs de Vierge, est-elle vraiment la transcendance du divin ? Et pourquoi pas la figure vengeresse des femmes abusées par l’insatiable lovelace ?
D’un geste, elle allume comme par magie des chandelles alignées sur un dispositif remarquable qui fait office à la fois de lustre, de table, de rampe à l’ancienne. Mais celui-ci est surtout symbolique : voilà les flammes de l’Enfer, le compte à rebours d’un homme qui se consume. La fin approche, et Dom Juan semble acquérir, si près de sa perte, toute sa trouble noblesse. Devant cette séduisante faucheuse, il ne se défile pas, il ne tremble pas. Hypocrite avec les siens, il ne l’est jamais avec le public. Sa partie d’échec, il la jouera jusqu’au bout, même si c’est là la position la moins confortable. L’infidèle Dom Juan est fidèle à lui-même. Son combat, c’est la contestation de toute chose établie.
C’est peut-être pour cela que Julie Brochen a fait le choix de cueillir le public par l’étonnement final : pas de deus ex machina inversé ici, comme le veut le texte de Molière. Le sol ne s’ouvre pas, le corps de Dom Juan reste dans les bras de son valet. Tous les personnages sont venus se repaître de la mort du pêcheur, à moins que ce ne soit le chœur venu déplorer une mort qu’il avait prédit. Absence du divin ? Le Ciel n’est-il plus qu’un discours parmi d’autres ?
Décor élégant, costumes sobres, jeux intelligents, on salue cette mise en scène où toute l’essence de Molière est là, doublée de l’épaisseur que contient déjà en elle la pièce de 1665. Ce Dom Juan, individualiste, insoumis, incrédule, c’est à la fois l’homme d’aujourd’hui par rapport à l’homme du Grand Siècle et ce qu’il devrait être vis à vis de son époque. Et si son corps reste sur scène après sa mort, c’est peut-être pour qu’on ne puisse se soustraire à sa présence et se poser la question de l’héritage: que faire des cases de l’échiquier qu’on nous a légué ?
Y aller
Dom Juan, du mercredi 3 au samedi 13 octobre, du mardi au samedi à 20h, dimanche 7 à 16h, au Théâtre National de Strasbourg, 1, avenue de la Marseillaise à Strasbourg. Bord de plateau à l’issue de la représentation le mardi 9 octobre. Site web.
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