A première vue, le plateau tamisé est un vrai bric-à-brac. Qu’est-ce que c’est que ces drôles de bricolages ? Derrière le piano à queue se trouvent Eve-Anouk Jebejian et sa console lumière en fond de scène, le technicien Philippe Deutsch… Chaque chose est à sa place, attendant de révéler son rôle. Tout à coup une machine s’anime, actionnée par le mouvement de balles de golf. Elle emplit le silence de son rythme métallique. Un immense mobile flotte dans les airs, composé de branches de palmiers tenues en équilibre par la simple répartition de leur poids. Aux cliquetis de métal se mêle maintenant le piano. Doucement, le jongleur s’approche. Il attrape la plus petit branche du mobile, 30 cm tout au plus. Un geste, un seul, et tout s’effondre. Les branches ont maintenant l’air d’os éparpillés. Commence alors une danse – devrait-on dire une transe ? – où le jongleur tente comme il peut de maîtriser la ronde de diabolos qui n’en font qu’à leur tête.
Le précédent spectacle de Tr’espace : Le Cercle
ArbeiT est moins un objet circassien qu’un théâtre d’objets au sens le plus littéral du terme : plus la pièce avance, plus ils occupent l’espace scénique et dramatique. Avec la musique, qui valse de Bach à Coréa, ils sont le seul langage. Certes, ce ne sont pas des objets tout à fait comme les autres. Étranges assistants, vieux ou neufs, ils s’assemblent en inimaginables engins qui bougent et s’autonomisent.
Automatiser l’artiste
Il y a 10 ans, en Suisse, Petronella von Zerboni et Roman Müller fondaient la compagnie Tr’espace. Comprenez trespass, en anglais : aller au-delà. Ce qu’ils souhaitaient alors atteindre, c’était l’au-delà de la pratique du diabolo, instrument que Roman Müller pratique depuis plus de 25 ans. Renouveler cet art, son esthétique, sa dramaturgie, voilà le pari qui habite le jongleur depuis.
Dans ArbeiT, création montée en partie lors de la résidence de Tr’espace au Maillon en 2011 et 2012, le diabolo est encore une fois au centre de la réflexion de Roman:
« Pour certaines figures, il faut beaucoup accélérer, c’est un gros effort physique. Je me suis demandé si je ne pouvais pas me servir d’une machine pour m’assister dans l’effort. Et puis pourquoi ne pas pas aller plus loin ? A force, je me suis rendu compte que je suivais la même évolution que le monde du travail : compartimentage des actions, dépendance des machines, efficacité… Puis-je créer des machines qui me remplacent ? »
On automatise bien les chaînes de production. Pourquoi pas le geste de l’artiste ? La réponse imaginée par Roman est à la fois drôle, poétique, inattendue. Grincements, mouvements, tintements, déclenchements… un monde imaginaire s’ouvre à chaque mécanisme. Le sol bouge, les diabolos dansent, il pleut de la sciure. Mais derrière l’émerveillement enfantin devant ce monde de jouets pour grands, s’insinue une sorte d’inquiétude.
L’espace délimité par la sciure, où le jongleur est encore véritablement jongleur, ne cesse de se rétrécir. D’abord l’artiste s’attable, c’est un artisan qui fait tourner un pédalier. L’espace de sciure se rétrécit encore. Le jongleur est maintenant figé sur une plateforme à roulettes, figurine de boîte à musique grandeur nature. Enfin, les diabolos tournent tout seuls, ils se sont émancipés de leur jongleur. Lui mange des chips, il n’est plus que spectateur. Même la musique se fait d’elle-même, alors la pianiste fait une sieste… Est-ce drôle ou tragique ? Inlassablement, la machine tourne avec son ronflement obsédant.
ArbeiT est un tour de force, un tour de passe-passe mécanique où les engrenages mis à nu rendent le technicien essentiel, l’artiste superflu. L’air de ne pas y toucher, la pièce pose en finesse la question de notre rapport au travail, à la paresse. Mais elle n’impose aucune lecture. Libre à chacun de déchiffrer une histoire dans l’habileté des mécanismes. De voir par exemple, dans le retour du mobile à la fin de la pièce, la métaphore du spectacle entier: l’artiste s’efface par sa propre ingéniosité. Libre au spectateur aussi d’étendre l’image à notre ère industrielle. Pour cela heureusement, il n’y besoin d’aucune machine.
Y aller
ArbeiT, du lundi 1er au jeudi 4 octobre à 20h30, au Maillon Hautepierre, 13 place André Maurois à Strasbourg-Hautepierre. Spectacle familial à partir de 12 ans. Rencontre avec l’équipe artistique le mardi 2 octobre à l’issue de la représentation. Site web de Tres’pass. Site web du Maillon.
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