Il n’est pas tout à fait 13h, ce mardi matin. Et sur le marché, boulevard de la Marne, les commerçants commencent déjà à remballer leurs étals. Les maraîchers empilent des caisses vides, ou presque, de fruits et légumes. Les derniers curieux font un rapide tour à travers le reste des stands mais, les clémentines, pommes et autres salades ont déjà été raflées.
Dans les poubelles avoisinantes, un tas d’ordures commence à se former. Cartons, morceaux de carottes et feuilles de salade verte s’entassent tristement.
C’est ce moment là que choisissent généralement les glaneurs pour tenter leur chance : étudiants, personnes en difficulté ou engagées contre le gaspillage alimentaire, passent de vendeur en vendeur, espérant récupérer quelque choux invendus et autre banane, ne répondant pas aux critères de beauté habituels.
Le but : sauver des produits qui, finiraient aux ordures, bien que consommables. Et s’offrir, par la même occasion, le luxe de récupérer des aliments frais, quand on n’en a pas les moyens.
Un projet dans les cartons depuis un an
À Strasbourg, l’association « la Tente des Glaneurs » a officiellement vu le jour en septembre 2015. Bien qu’à cause d’un retard dans ses démarches administratives, elle ne soit pas encore active.
L’aventure commence début 2015. L’association Éco-conseil, qui vise à former des individus souhaitant mener à bien des projets environnementaux, organise un colloque sur l’anti-gaspillage. Pendant trois jours, chercheurs, associations, juristes et autres entrepreneurs se sont réunis à École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg (ENGEES) pour réfléchir à des solutions face au gaspillage alimentaire.
La possibilité de la création d’une « tente des glaneurs » strasbourgeoise voit le jour, se souvient Serge Hygen, éco-conseiller, docteur en sciences de la terre et responsable du projet :
« Nous avons retenu ce projet car il était intéressant et réalisable. Un groupe d’étudiants a planché sur le sujet et un chantier d’application, pour juger de la faisabilité, a été financé par l’Eurométropole ».
Deux initiatives regroupées
Au même moment, un groupe d’étudiants de l’INSA (Institut national des sciences appliquées) s’intéresse au projet et contacte Jean-Loup Lemaire, créateur de l’association lilloise.
Il aura fallu que ce soit lui qui fasse le lien entre les deux groupes strasbourgeois, intéressés par le même projet: les jeunes éco-conseillers et les étudiants de l’INSA.
Le projet prend alors de l’envergure. Une bonne nouvelle pour le tas d’aliments jetés, boulevard de la Marne, chaque samedi. L’étude, menée par les jeunes éco-conseillers, se poursuit sur le terrain. Ils se rendent sur les marchés de la ville afin de vérifier si les stocks pourront suffire et les marchands souhaiteraient participer à une telle initiative. Serge Hygen explique :
« Après notre étude, nous sommes arrivés à la conclusion que seul le marché de la Marne était suffisamment important pour justifier la présence d’une tente des glaneurs. À Lille, il y a 700-800 portions d’aliments distribuées pour 300 personnes qui font la queue. Sur les 700 commerçants, une bonne vingtaine donne ses invendus : fruits, légumes, pains mais aussi fleurs. À Strasbourg, il faudrait donc qu’au moins 15-20 marchands soient prêts à participer. »
Les commerçants peu enclins à donner
Derrière leurs étals, dans les allées du marché de la Marne, les avis sont plutôt mitigés, du côté des commerçants. Si certains avouent déjà donner régulièrement fruits et légumes aux étudiants ou aux personnes en besoin, comme Arman, qui ne lésine pas sur les clémentines et pommes gratuites, d’autres émettent des réticences certaines. Le principe de récupération des denrées va sans aucun doute demander à l’association de la Tente des glaneurs une pédagogie vis-à-vis des commerçants.
Astrid, productrice locale, voit souvent des jeunes à la fin du marché les samedis matins. Pour elle, la question du don des invendus ne se pose même pas :
« Ils ont un paquet de cigarette dans une main et un iPhone dans l’autre. De l’argent, ils en ont, ou alors c’est aux parents de les aider. Il y a des produits pas chers en plus, les carottes par exemple, à 1,40€ le kilo, même ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent peuvent se les permettre. Nous, en tant que producteurs locaux, les factures, on les reçoit. On ne peut pas toujours tout donner. »
Une autre maraîchère préfère, quant à elle, faire profiter ses employés des invendus, tandis que pour son voisin, la décision est contrastée :
« C’est assez facile de tendre le bras et de demander les produits gratuitement. Derrière, nous passons par plusieurs étapes de travail. J’avais déjà fait l’expérience en donnant à des associations, mais il fallait amener les denrées jusqu’à leur local, et c’était vraiment compliqué. Après, je ne suis pas fermé à tout. Si je vois quelqu’un qui est dans le besoin, je vais faire un geste. On reste humain malgré tout. »
Un intérêt commun ?
Même lors de l’université d’automne, organisée l’an dernier, les limites et les risques ont été évoqués : aucun justificatif, aucune carte ne sont demandés aux publics de la Tente des glaneurs, comme on pourrait le faire aux Restos du cœur. Victor Moniot, vice-président de l’association Strasbourgeoise, précise :
« Il s’agit aussi d’aider les oubliés du système, pour citer Jean-Loup Lemaire. Certaines personnes ont honte de se rendre dans des associations d’aide alimentaire. Le but est de soutenir et de redistribuer de manière équitable, aux personnes qui sont dans le besoin, tout en limitant le gâchis. Les profiteurs et pique-assiette ne vont pas faire la queue pendant deux heures pour obtenir un cabas de fruits et de légumes. »
Autre argument non-négligeable : les collectivités territoriales sont tenues de débarrasser les déchets, tant des particuliers que des commerçants sur les voies publiques. En contre-partie, chacun paie une taxe.
Pour les déchets non-ménagers, il s’agit de la « redevance spéciale ». Si celle-ci est obligatoire depuis 1993, cela ne fait quelques années qu’elle s’installe véritablement à Strasbourg. Les commerçants du marché de la Marne ne devraient donc plus y échapper longtemps. Pour Claire Noyer, présidente de la Tente des glaneurs de Strasbourg, c’est dans l’intérêt des commerçants de se débarrasser ou de réduire leurs déchets.
Un commerçant devra en effet payer cette redevance en fonction du volume et de la fréquence de ramassage des déchets. Ne souhaitant pas communiquer sur le sujet, le service de collecte des déchets de l’Eurométropole n’a cependant pas précisé le calcul du montant de cette redevance spéciale.
Lancement au printemps
Les membres de la Tente des glaneurs, espèrent également recréer du lien social : personnes âgées, handicapées, en difficulté et étudiants, tous pourront ainsi se côtoyer tous les samedis matins. Une réunion entre les membres de la Tente des glaneurs et l’association de quartier est d’ailleurs organisée afin que le projet soit soutenu par un maximum de monde. Claire Noyer, présidente de l’association justifie :
« Notre réseau se constitue en majorité d’étudiants et nous aimerions l’élargir de manière à avoir un nombre de bénévoles assez important pour pouvoir ouvrir toutes les semaines. Nous souhaiterions recruter de nouveaux membres, qu’ils soient motivés par la lutte contre le gaspillage alimentaire, la volonté de s’impliquer dans la vie de leur quartier ou même celle de venir en aide aux personnes dans le besoin. »
Pour l’heure, l’association attend le retour de leur demande de subvention, d’un montant de 3 500€. « Un dossier qui suit son cours », selon l’Eurométropole. Ceci permettra l’achat d’une tente, de tables et autres chariots.
Pour se former, les futurs glaneurs ont également participé à une session avec leurs homologues de Lille et à un briefing du créateur, Jean-Loup Lemaire. La Tente des glaneurs de Strasbourg ambitionne d’ouvrir ses toiles au printemps de cette année.
Aller plus loin
Sur Facebook : la page de la Tente des glaneurs Strasbourg
Sur Rue89 Strasbourg : tous nos articles sur le gaspillage alimentaire
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