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Au Temps des féminismes, deux autrices pour éclairer « les silences de l’Histoire »

Les luttes des femmes au cours de l’Histoire ont souvent été rendues invisibles par les historiens. Une table-ronde du Temps des féminismes présente deux autrices qui ont travaillé sur ce sujet, Ludivine Bantigny et Laurie Laufer. Rencontre avec la chercheuse strasbourgeoise Sandra Boehringer, chargée de les faire dialoguer.

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Au Temps des féminismes, deux autrices pour éclairer « les silences de l’Histoire »
Ludivine Bantigny & Laurie Laufer (

Maitresse de conférence en histoire grecque et directrice du cours Histoire et études de genre à l’Université de Strasbourg, Sandra Boehringer est également présidente du comité directeur du Groupement d’intérêt scientifique de l’institut du genre au CNRS. Dimanche 30 mars, elle animera une table ronde du Temps des féminismes sur les femmes en lutte avec Ludivine Bantigny, historienne de l’époque contemporaine et Laurie Laufer, psychanalyste et professeure à l’Université Paris Cité.

Rue89 Strasbourg : Comment les femmes et leurs combats ont-ils été invisibilisés au cours de l’Histoire ?  

Sandra Boehringer : Il y a deux aspects dans cette question. Tout d’abord, il y a la réalité matérielle de la vie des femmes au XIXe et au XXe siècle, lorsque la moindre entorse de leur part aux injonctions et aux normes sociales de leur époque (féminité, mariage, maternité) faisait qu’on les considérait comme des folles, des déviantes ou des perverses – celles qu’on appelle « les mauvaises filles », c’est ce que développe Laurie Laufer dans Les héroïnes de la modernité. Et il y a la réalité de leurs mobilisations, dans la rue ou dans les associations, des mobilisations minimisées, peu considérées – parfois même dans leur propre syndicat, parti ou association, c’est ce que développe Ludivine Bantigny dans Nous ne sommes rien, soyons toutes !.

Historienne, Sandra Boehringer Sandra Boehringer est également présidente du comité directeur du Groupement d’intérêt scientifique de l’institut du genre au CNRS.Photo : Anne Mellier

La façon de faire de l’Histoire n’a-t-elle pas longtemps contribué à invisibiliser les femmes une deuxième fois ?

C’est en effet une question de méthode. Comment produire une histoire mixte si l’on ne s’intéresse qu’à une partie de la population ? Si l’on n’accepte pas de formuler un peu différemment ces questions — la question du « travail » par exemple — pour tenter d’intégrer l’ensemble des pratiques et des acteurs et actrices… La discipline historique s’est longtemps désintéressée de ces questions, aux moins jusqu’aux années 1960 mais les travaux des historiens et des historiennes à partir des années 1970 et avec une montée en puissance à la fin du XXe siècle, ont mis en lumière la complexité des événements sociaux.

Aujourd’hui, ces travaux sont parfois décrits comme étant « à la mode » mais c’est exactement l’inverse ! Sur la participation sociale, économique et politique des femmes, il y a des sources nombreuses et importantes à partir desquelles travailler mais on les a longtemps négligées et on n’a pas eu la volonté de les mettre au jour (dans les archives par exemple, mais aussi, pour l’Antiquité, dans la documentation épigraphique. Tout cela a longtemps fait partie des « silences de l’histoire », pour reprendre l’expression de l’historienne Michelle Perrot.

Il y a donc ici une double lutte : celle des actrices et des acteurs de l’Histoire pour les droits et pour l’égalité, mais également celle pour faire en sorte que ces thématiques appartiennent au champ de l’Histoire au sens plein du terme.

On étudie aujourd’hui l’Histoire sous l’angle du genre : comment est née cette approche ?

L’approche avec l’outil du genre est venue enrichir les travaux en histoire des femmes. Le genre est un outil d’analyse transdisciplinaire dans son origine même. Il est né dans le contexte médical des années 1950 et 1960 aux États-Unis pour désigner le sexe social par opposition au sexe biologique. L’historienne Joan Scott en a ensuite fait un outil d’analyse dans le champ des sciences humaines en 1985.

Il s’agit désormais d’aborder les questions de façon plus large, en intégrant hommes et femmes à l’enquête – ce que les sociologues ont un temps, nommé « les rapports sociaux de sexe » – pour ensuite développer l’analyse en termes de domination, et de constructions sociales, politiques et culturelles des catégories sexuelles. Il s’agit de voir comment les sociétés créent des différenciations qui entraînent souvent des hiérarchisations.

Il y a désormais une nouvelle étape dans la méthodologie, c’est celle qui consiste à produire une histoire intersectionnelle. On intègre au questionnement, non seulement les différenciations portant sur les hommes et les femmes, mais également celles qui portent sur les origines géographiques, la langue, la religion, le statut social, le statut économique, la condition de vie, les races, l’ethnie, les identifications sexuelles etc. Enfin, et en articulation avec ces travaux, les études de genre ont fait émerger de nombreuses questions liées aux identités, aux assignations et aux identifications, des questions qui sont également travaillées en psychanalyse.

Ludivine Bantigny et Laurie LauferPhoto : Krebs, Di Crollalanza

Aujourd’hui, la question du genre est de plus en plus présente dans le débat public. Est-ce que cela transforme votre travail de recherche ?

Pour ma part, je travaille sur les questions de genre et de sexualité dans l’Antiquité. Cela peut sembler un peu éloigné de nos questions, mais c’est en fait très intéressant de voir la façon dont se configuraient les catégories de genre et de sexualité dans des sociétés éloignées. L’Antiquité grecque et romaine est un monde « d’avant la sexualité », au sens où les identités n’étaient pas définies par un rapport intime à son sexe et à son désir.

Mes travaux sur la poésie de Sappho m’ont conduite à travailler sur la façon dont on a étudié ces textes érotiques au cours du XIXe siècle jusqu’à nos jours. C’est l’objet de mon livre La sexualité antique, une histoire moderne. Beaucoup de censures, bien sûr, mais aussi des interprétations qui en disent plus sur le siècle des savants que sur les Anciens eux-mêmes. Ce sont des questions qui intéressent énormément les étudiants et les étudiantes d’aujourd’hui. À la faculté des sciences historiques, dans la licence d’histoire, il existe un cours intitulé « Histoire et études de genre » ainsi qu’un séminaire de master. Les étudiants se sont totalement appropriés l’outil du genre, et ils posent des questions plus complexes encore : celles du consentement, de la vulnérabilité et de l’agentivité. C’est un cours que j’aime beaucoup, car j’apprends aussi beaucoup des échanges avec eux, à partir de leurs sujets de recherches. Il y a une forme de joie et d’enthousiasme spécifique à ce domaine, et cela donne l’énergie de continuer sa propre recherche et de la partager.


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