Aux Philippines, « Internet c’est Facebook, un mensonge répété un million de fois devient un fait ». Ces mots sont de la journaliste Maria Ressa, personnalité de l’année en 2018 du Time, et critique du président philippin Rodrigo Duterte. Pour avoir refusé de se plier au régime dictatorial, elle a été arrêtée et emprisonnée plusieurs fois et elle prévient :
« Notre présent aux Philippines sera demain votre avenir. »
Maria Ressa lors de la conférence DLD de Münich.
Les technologies de micro-targeting, qui ciblent une poignée d’individus, en fonction de leur géolocalisation, de leurs goûts ou de leurs opinions politiques, permettent d’envoyer des discours calibrés, en dehors de toute contre-argumentation.
Les ravages démocratiques de Facebook ouvertement questionnés
Dans la mesure où le discours précède le choix politique, est-ce qu’Internet a cassé la démocratie ? Le sujet a été âprement débattu à la conférence Digital life design de Münich. En partenariat avec le Shadok, Rue89 Strasbourg vous propose d’interroger jeudi 6 février nos deux experts sur cette question : Harmonie Vo Viet Anh, juriste en droit du numérique, hackeuse et présidente de #Hackstub et Philippe Viallon, professeur de l’Université de Strasbourg, responsable de la chaire Unesco « Pratiques journalistiques et médiatiques. »
L’état du discours public, segmenté voire fragmenté, est-il encore compatible avec l’exercice démocratique ?
Harmonie Vo Viet Anh : Clairement non. Les équipes de campagne des politiciens ont intégré les outils du marketing et sont en mesure d’envoyer à des groupes très restreints des messages conçus expressément pour eux… On n’est plus dans le discours, on est dans la manipulation. Et on a encore rien vu, avec les “deepfakes”, ces communicants seront capables, dans un ou deux ans, de produire des vidéos faisant dire n’importe quoi à n’importe qui, soit pour conforter un discours, soit pour discréditer un opposant… Le citoyen n’aura aucun moyen de faire la différence.
« On est enfermé dans un monde qui nous ressemble »
Philippe Viallon : C’est l’histoire classique du chat et de la souris, la démocratie existait avant les médias et s’adapte à chaque transformation de l’écosystème médiatique. La rumeur a toujours existé, il est exact que les moyens de manipulation de l’information sont plus importants qu’auparavant mais dans le même temps, l’esprit critique des citoyens sur leurs informations s’affine.
Il semble quand même que les logiques de diffusion via les réseaux sociaux échappent largement à toute régulation…
PV : C’est vrai que les réseaux sociaux restreignent notre vision du monde, on est enfermé dans un univers qui a tendance à nous ressembler… Il y a de moins en moins de regard pour la différence. Mais dans le même temps, chacun peut être émetteur et la bonne info, finalement, est toujours tout autant disponible que la manipulation. En tant que prof, mon travail n’est plus tellement de délivrer des infos aux étudiants, mais de leur apprendre comment la trouver.
HVVA : Il ne faudrait pas croire que ces stratégies de modification du discours ne sont en place que dans les réseaux sociaux ou dans les publicités. Google par exemple personnalise les résultats affichés, en fonction de l’historique de l’utilisateur et de ce que le moteur de recherche sait sur lui. Et il sait beaucoup ! Songez qu’une bannière publicitaire envoie environ 70 requêtes avant d’afficher la publicité !
Est-ce que les scandales à répétition de Facebook ou l’utilisation des données personnelles par Cambridge analytica a changé quelque chose ?
HVVA : On aurait pu espérer une prise de conscience après le scandale de Cambridge Analytica. Hélas, rien n’a changé. Les gouvernements laissent Facebook faire exactement ce qu’ils veulent avec les données de leurs citoyens… parce que ça les arrange et qu’ils en sont eux-mêmes utilisateurs lors des campagnes électorales.
« La qualité du discours public n’est pas le métier de Google et Facebook »
PV : Le marché des données personnelles est si important qu’il y a peu à attendre de Google et Facebook, qui en captent 75% à eux deux. Leur métier, c’est le flux, pas la qualité du discours public. Et je note qu’on parle ici de l’information politique, mais elle est elle-même supplantée par des messages non-politiques, qui tendent à occuper tout l’espace médiatique. Je vois chez certains jeunes une certaine propension à « se divertir à en mourir » et ça m’inquiète presque plus…
L’Europe a mis en place le règlement général pour la protection des données. Est-ce qu’une mesure similaire est en cours pour la mal-information ?
HVVA : À ma connaissance, il n’y a pas vraiment de réplique en provenance de la société civile… Il y a quelques ONG ou associations qui alertent et font un bon travail d’analyse et de sensibilisation, telle Panoptykon en Pologne, mais la réalité du pistage avance plus vite que la prise de conscience… Il y a une captation d’une forme de monopole de la diffusion de l’information qui nous prend tous de vitesse. On est tous dépassés mais c’est une bataille continue.
PV : Il y a quelques embryons de réglementations qui s’installent à l’échelle européenne mais il est clair que l’enjeu, c’est l’éducation. C’est difficile en ce moment car les profs eux-mêmes sont dépassés.
Dans ces conditions, que peut faire le citoyen pour retrouver un peu de contrôle ?
HVVA : Supprimer ses comptes de réseaux sociaux est déjà une bonne idée, pour privilégier les réseaux alternatifs et décentralisés tels Mastodon. Il faut sortir de ce pseudo-confort des services comme Facebook, qui sont aux réseaux sociaux ce que McDo est à l’alimentation, une solution facile et peu chère mais néfaste. Il faut reprendre son environnement numérique en main : faire ses courses au marché.
PV : Je suis un optimiste par nature. L’humanisme va s’intégrer de plus en plus dans les applications et l’environnement numérique. Je pense que nous devons continuer d’utiliser les réseaux sociaux, mais avec des comportements qui nous engagent. Comme pour le reste, il faut être acteur avec ces outils, qui restent formidables pour échanger des nouvelles et des informations…
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