Le port aux pétroles de Strasbourg. Ses usines, ses terrains vagues et ses sites pollués. Puis, à quelques centaines de mètres, sur la route du Glaserswoerth, enclavé entre le Rhin et la forêt de la Robertsau, un véritable coin de paradis insoupçonné : l’étang du Rohrkopf. Totalement préservé et à l’ombre des grands arbres, il abrite les locaux du Club Mouche 67, le plus vieux club de pêche à la mouche de la région, où plus de 400 pêcheurs en herbe ont été formés depuis 1984.
Mais ce dimanche matin de juillet, il n’y a pas grand monde autour de l’étang ou du chalet, siège du club et de l’AAPPMA (Association Agréée pour la Pêche et la Protection des Milieux Aquatiques). Il faut dire que le Club Mouche 67 est ouvert tous les dimanches et jours fériés, toute l’année, et que l’été, c’est plutôt la morte saison ici. Autour de l’étang, profond de plus de six mètres et doté d’une réserve pour le repos des poissons, de rares amateurs pêchent dans la quiétude la plus totale.
Un peu de chirurgie avec le cou du coq
Hervé Bub, lui, est bien présent et fidèle au poste. À 78 ans, le fondateur du club est toujours frais comme un gardon. Retraité, ancien électricien, il a écrit un ouvrage sur les insectes éphémères et rempli le chalet du club de ses croquis de bestioles. Totalement passionné par son sujet, fin érudit de la faune et la flore de la région, Hervé est de ces puits de science anonymes qui ont énormément à partager à qui veut bien les écouter :
« C’est comme les docteurs. J’ai toujours été minutieux, avec la passion du détail et de la chose exacte. Ça fait trente ans que j’anime le club et j’ai pu partager beaucoup de choses. Par exemple, l’impact du système solaire ou de la lune sur les poissons ! Tout ça, ça peut animer une après-midi. On fait régulièrement des après-midi où on mange ensemble, on parle pêche, on échange, quoi. »
Durant ces après-midi, chacun s’installe autour des deux grandes tables en bois du chalet et prépare sa petite compote. Entendre par là : chacun fabrique ses mouches, avant de partir à l’assaut des nombreuses carpes et autres brochets arpentant l’étang. Car on n’utilise jamais de véritables mouches, beaucoup trop fragiles pour la pêche. Hervé, attelé sur sa « coiffeuse » à mouche, explique :
« Si vous accrochez une mouche naturelle, elle ne tiendra pas. Lorsqu’on fait le geste de lancer, ça claque. La vitesse atteint presque le mur du son, parfois. C’est trop pour une mouche naturelle. Pour fabriquer les mouches, on fait un corps et des pattes, avec des plumes de coup de coq. C’est un petit peu de chirurgie, pour ainsi dire. »
La carpe, cet animal malin
Résultat ? Les pêcheurs du Club Mouche 67 attrapent de sacrés monstres. Tous les poissons attrapés par les membres du club sont remis à l’eau, dans la réserve ou dans l’étang. Exceptés quelques bestiaux, particulièrement épais et voraces, qui atteignent parfois plus de huit kilos ou plus de deux mètres de long. Ceux-là, pour ne pas qu’ils rabotent de leurs crocs acérés tout l’écosystème vivant dans étang, sont envoyés dans le Rhin. Pour le plus grand plaisir de tous les pêcheurs alentours.
C’est l’heure de la démonstration. Patrick, le fils d’Hervé qui a repris les rênes du club, torse nu sous un soleil déjà bien haut, casquette vissée sur la tête, est à la lutte avec ses poissons depuis le matin. Visiblement, il se sent d’attaque :
« On va prendre un poisson pour monsieur ? »
Dans la réserve, il envoie quelques quignons de pains pour attirer les chalands aquatiques. Rapidement, une carpe pointe le bout de ses écailles. Ça mord bien, sur l’étang de Rohrkopf. Mais il faudra déployer nombre de subtilités pour tirer ladite carpe de son lit. Patrick tire, lâche du mou, attrape l’épuisette… Puis recommence. Finalement, la grosse jaunâtre finit par se laisse prendre. Avant d’être, bien sûr, relâchée.
Plus loin, quelques pêcheurs profitent de leur dimanche. Chacun est dans son petit coin de verdure, aucun n’est vraiment loquace. Il faut dire que la pêche, c’est aussi la joie du silence et de la tranquillité, loin des aléas du quotidien et des bruits de la ville ou du travail.
Alain, garde-pêche de l’étang, s’installe au même endroit depuis 25 ans. Lui, il pêche la carpe et laisse aux autres le soin d’attraper le menu fretin. Il sait précisément comment ferrer les animaux aquatiques, mais préfère donner dans la difficulté. Au lieu de lancer le hameçon exactement où ça mordrait, il attend de les laisser venir :
« Je préfère en attraper deux grosses dans une journée que quinze petites. C’est le challenge qui m’intéresse. »
Et pour l’augmenter, il refuse qu’on ajoute des poissons dans l’étang. Contrairement à la demande de certains pêcheurs :
« Depuis quatre ou cinq ans, on me le demande souvent. Mais c’est hors de question. La pêche dans l’étang perdrait toute sa difficulté. Maintenant, les animaux ici ont l’habitude des pêcheurs et sont plus méfiants, mais c’est ça qui fait le jeu ! »
Les deux épines dans le poisson
Mais tout n’est pas parfait dans le petit monde du Club Mouche 67. En particulier, le club explique avoir de légers différents avec la mairie, notamment à cause de la zone Seveso — réunissant des sites industriels à risques — à proximité. Dans le cadre du plan de prévention liés à ces sites, la municipalité a évoqué plusieurs fois l’hypothèse de fermer le quai Jacoutot et la route du Glaserswoerth, menant tout droit à l’étang. En 2015, il a finalement été décidé de fermer une partie du quai durant la nuit. Patrick reste dubitatif :
« On est vraiment dans un paradis ici, même si la Ville ne nous aide pas et nous fait comprendre qu’on est plus vraiment les bienvenus. Quand ils ont construit le Parlement, ils ont enlevé certains étangs là-bas, où l’on pêchait. Ils nous ont mis ici, avec un chalet brut et vétuste. Donc on a tout refait ici, sans aide ni entretien du lieu, et maintenant qu’on est bien installés, ils veulent nous délocaliser sans nous donner un autre site. »
Il faut dire que le site est loué par l’AAPPMA et le Club Mouche 67 à la Ville. D’où l’incompréhension de Patrick. Un autre problème vient perturber la tranquille vie du club : les braconniers. Comme les pêcheurs officiels ne viennent que le dimanche et les jours fériés, certains viennent pêcher illégalement en semaine. La fine clôture séparant les routes voisines du site ne protège pas vraiment des intrus.
Un totem pour la postérité
Mais au fond, ce n’est pas si grave : les poissons, eux, sont bien-là, tout en écailles, n’attendant qu’à être pêchés. Et, si le club de pêche à la mouche existe depuis 1984, l’association des pêcheurs de la Robertsau, elle, existe depuis 1903. Des braconniers, il y a eu d’autres et il y en aura d’autres. Alors, pour fêter cette longévité et l’unité du club, Hervé a fait construire un totem.
Dessus, on peut voir les signes du zodiaques, les dates de 1903 et 1984, ainsi que le nom de Léonard Baldner, premier naturaliste strasbourgeois, pêcheur, chasseur et inspirateur d’Hervé Bub.
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