Torses nus, musique à fond et odeur de sueur. Mercredi 31 janvier, à 17h15, l’arrière-salle du centre social et culturel (CSC) de l’Elsau à Strasbourg est pleine. Une dizaine de jeunes tournent autour des structures de gymnastique. L’un grimace sous le poids des haltères. L’autre filme un ami qui enchaîne un poirier avec un passage sous les barres parallèles. Badr Yahyaoui, la quarantaine passée, est l’ »aîné » dans la pièce. Vêtu d’un jogging gris, adossé au mur, il observe les garçons qui s’entraînent aux saltos et autres figures gracieuses. Pour raconter l’histoire de son club, le fondateur d’Artcorps Street Workout propose de se rendre dans une pièce au calme.
« Une pratique qui mêle musculation, souplesse et équilibre »
Badr Yahyaoui sort les clés de sa poche et ouvre une salle de réunion. Il est accompagné d’Aymane Dahane, doctorant en sciences sociales du sport. L’universitaire se rend souvent au local d’Artcorps Street Workout, le terrain d’observation pour sa thèse. Il acquiesce souvent lorsque le fondateur du club s’exprime. Badr commence par décrire cette discipline encore méconnue :
« On pourrait traduire street workout par « gymnastique urbaine ». La pratique mêle musculation et travail sur la souplesse et l’équilibre. Historiquement, elle vient des pays de l’Est. Mais elle a pris une ampleur mondiale en 2008 grâce à une vidéo de l’Américain Hannibal For King postée sur Youtube.«
Depuis plus de 20 ans, Badr Yahyaoui est coordinateur jeunes au CSC Elsau. En 2014, il crée le club Artcorps Street Workout :
« Ça a été une expérimentation au départ. Il a fallu que le centre et la Ville l’acceptent. Ils étaient réticents parce qu’ils pensaient que la pratique était dangereuse. On les a convaincus en faisant des démonstrations et en remportant des victoires en compétition internationale. »
Les jeunes s’entraînent du lundi au dimanche
Parmi les 100 adhérents, plusieurs s’entraînent tous les jours. Du lundi au dimanche, ils transpirent sur une machine de musculation, un vélo de ville ou sur les barres métalliques. Jean Schiermeyer fait partie de ces passionnés du street workout. Cheveux lisses, impeccables, châtains avec quelques mèches blondes, il affiche une silhouette en V et d’épais triceps. Avec grâce, il travaille sur une barre horizontale. Le jeune de 19 ans passe au-dessus de l’axe métallique, le lâche le temps d’une rotation à 360 degrés puis le rattrape tout en souplesse.
L’athlète termine sa série par un bond sur les tapis rouges et bleus. Il atterrit au sol les pieds joints, les deux bras en avant. Jean est parfaitement synchronisé avec le rythme de la trap, un mélange de rap et d’électro. Grâce au club, cet habitant de l’Elsau participe à des compétitions dans toute l’Europe. Il résume son parcours dans le street workout :
« J’ai participé à des compétitions aux Pays-Bas, à Eindhoven et à Amsterdam. J’étais aussi au Portugal l’année dernière et j’y retournerai bientôt. Sinon, j’ai remporté un trophée « Grand Est jeunes talents » en représentant le street workout et le centre social et culturel de l’Elsau. »
La bande-originale d’un entraînement avec l’Artcorps Street Workout
1. Aaron cartier – OMG
2. Kevin Flum – Make it
3. Buku – Front to Back
4. Jordan Comoli – 4U
5. The dark E.Y – Ghetto Symphony
Artcorps Street Workout sur les podiums portugais et néerlandais
Badr Yahyaoui est fier de la réussite des jeunes. Un sourire au coin des lèvres, il récapitule les dernières victoires d’Artcorps street workout :
« À Eindhoven, on a remporté la première et la troisième place de la compétition professionnelle en freestyle. En amateur, un sportif du club est arrivé troisième. En mai 2017, on est arrivé premier et troisième d’un tournoi portugais. On a même éliminé le champion du Portugal ! Avec ces titres, Strasbourg commence à être connu. Tous les jurys reconnaissent l’originalité de nos figures. »
Les victoires de Kévin Allangba
À proximité des barres parallèles, un autre champion s’exerce sans cesse. Kévin Allangba a 22 ans. Il vient de Lingolsheim. En septembre, il a participé à la « Battle of the Bars », une compétition de street workout aux Pays-Bas. Dans la capitale néerlandaise, il est monté sur la première place du podium. À Mulhouse, il a remporté la troisième place de la Street Workout Cup (SWC). Blessé à l’épaule, le sportif ne tarit pas d’éloges :
« Le street workout m’a donné confiance en moi. Au départ, je suis plutôt un mec genre discret. Avec ce sport, j’ai beaucoup évolué. On se parle, on s’écoute et on apprend beaucoup dans la salle. Le club m’a vraiment permis de m’ouvrir à de nouvelles personnes mais aussi à de nouvelles villes grâce aux compétitions. Malheureusement, je ne sais pas encore quand je pourrai reprendre les tournois. Mon kiné ne m’a pas donné de date. Mais moi j’ai la dalle, je te le cache pas. Alors je m’entraîne quand même, mais je fais doucement. »
Il ne faut pas demander deux fois à Kévin de s’exécuter. Sur les barres parallèles, il enchaîne les poiriers. Sur une structure métallique à proximité, il se stabilise à l’horizontal à la force d’un seul bras. Ses potes de la salle sifflent pour exprimer leur approbation face à un geste technique.
Nouvelle vitrine de l’Elsau
Dans une petite salle connexe, Serge Kamara s’active sur un vélo de ville. Il porte un pull noir et blanc et un jogging du Real Madrid. Quelques gouttes de transpiration coulent le long de sa joue. À 29 ans, cet assistant d’éducation et formateur BAFA ne vient pas pour participer à des compétitions de street workout :
« J’ai grandi à l’Elsau. Le CSC a joué un grand rôle dans notre éducation. Quand on n’était pas chez nous ou sur le terrain de foot, on était au centre, avec Badr. Les accompagnateurs ne le savent peut-être pas, mais c’est eux qui ont fait de nous des personnes responsables. Et aujourd’hui, si je suis là, c’est parce que je continue de solliciter Badr, de lui poser des questions. Pour moi, c’est toujours notre aîné. En tant qu’éducateur, je veux conseiller les jeunes comme il l’a fait pour moi. »
Le grand sportif à la silhouette élancée reconnait d’autres vertus au club de street workout :
« C’est important d’avoir des nouvelles pratiques qui gardent le quartier vivant et attractif malgré les difficultés. Dans le quartier de l’Elsau, avant, c’était la danse hip hop qui inspirait tout Strasbourg. Il y avait plusieurs compagnies de danse reconnues [MJD, Mistral Est, Mémoires Vives et Magic Electro, ndlr]. C’est bien que le street workout prenne le relais. Je vois des jeunes de partout ici. Ça leur donne une autre image du quartier. »
« Une ouverture importante vers l’extérieur »
Badr Yahyaoui est conscient de cet effet positif du club sur le quartier de l’Elsau et son image :
« Parmi les cent adhérents du club, il y en a une vingtaine de personnes qui habitent à l’Elsau. Du coup, pour ces jeunes qui ont tendance à rester entre eux dans le quartier, c’est une ouverture importante vers l’extérieur. »
Aujourd’hui, Artcorps street workout est bien intégré dans les missions du CSC Elsau. Parmi les Elsauviens qui s’y entraînent, Badr Yahyaoui en aide une dizaine au niveau professionnel. Ensemble, ils rédigent des lettres de motivation, simulent des entretiens d’embauche ou contactent des employeurs.
Le club permet aussi de responsabiliser les jeunes : le coordinateur leur laisse parfois les clés du local, pour s’entraîner le week-end notamment. Pour les passionnés du street workout, l’aventure strasbourgeoise est loin d’être terminée. Badr Yahyaoui espère exploiter le garage connexe pour agrandir la salle.
Vers 20 heures, quelques sportifs commencent à sortir. Ils ouvrent la lourde porte au fond du local. Elle donne sur l’aire de street workout inaugurée en mai 2017. Le coordinateur jeune du CSC est fier de cette installation. Plusieurs compétitions s’y sont déjà déroulées, comme le Battle Talent des Cités, sous le regard admiratif des habitants du quartier. Badr Yahyaoui a d’autres projets : en mai 2018, le NL Contest, festival des cultures urbaines, fera la part belle à la gymnastique urbaine. Puis la discipline continuera de s’ouvrir au niveau local : un tournoi de street workout féminin aura lieu à l’Elsau en juin 2018.
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