« On voulait ouvrir un lieu comme ça depuis dix ans. C’est un projet dans lequel on croit et qui fait sens pour nous donc on le fait, mais c’est clair qu’on en a chié », résume Thibaut, l’un des quatre fondateurs de la Grenze, un tiers lieu culturel et associatif composé d’un grand bar extérieur et d’une salle de concert derrière la gare de Strasbourg. Comme les créateurs de l’Orée 85 et du Phare citadelle, deux autres structures du même type, il décrit une démarche engagée avant tout :
« On a des activités sociales, des petits déjeuners pour les sans-abris par exemple, des ateliers et une programmation culturelle pas chère (souvent une dizaine d’euros la soirée concert, NDLR) pour faire profiter du monde. »
Strasbourg compte de plus en plus de lieux alternatifs qui s’imposent dans le paysage. Pendant les beaux jours, des centaines de personnes s’y rendent, surtout les week-ends. Mais ces lieux tournent grâce à l’énorme investissement de leurs créateurs, souvent très mal payés, voire pas du tout. Au bout de quatre saisons d’activité, Thibaut travaille entre 35 et 70 heures selon les semaines et se verse « quelques centaines d’euros certains mois ». Sinon, il « se débrouille » avec son intermittence et d’autres missions culturelles.
« C’est devenu notre seul sujet de conversation »
Manon, Lola et Maxime sont à l’origine de l’Orée 85. Ouverte au public en mai, cette ancienne maison d’éclusier à la plaine des Bouchers a été transformée en restaurant, avec des espaces dédiés à des événements culturels, des activités sociales, militantes et de jardinage. Au milieu de l’été, en pleine période faste, les trois cofondateurs se disent éprouvés. Lola raconte :
« On est mal physiquement, on fait des nuits courtes. Il n’y a plus que ça, du réveil au coucher, de 9h à minuit quand ce n’est pas encore pire. On enchaîne les semaines de 70 ou 80 heures depuis huit mois. Je me sentais extrêmement stressée avant l’ouverture. J’étais clairement en burnout. Il y a des moments où je me suis dis que j’allais arrêter. »
Maxime ajoute :
« Ce qui me rend le plus triste, c’est de renoncer à tout le reste. Plus le temps de sortir, de voir mes amis, d’avoir d’autres activités. Et c’est devenu notre seul sujet de conversation si on croise quelqu’un. »
Comme Lola et Manon, il est au RSA depuis janvier 2021 lorsqu’il a débuté ce projet. L’équipe prévoit de rester à ce niveau de rémunération jusqu’en 2023, ensuite de se verser 900 euros par mois pendant un an, puis 1 100 euros par mois à partir de janvier 2024 et jusqu’à la fin du bail de cinq ans. « On risque de continuer à 70 – 80 heures par semaine encore quelques temps, puis on aimerait baisser à 50 heures au bout d’un moment », souffle Maxime.
4 000 heures de bénévolat pour initier le Phare Citadelle
Simon est co-fondateur du Phare citadelle, un bar extérieur et un lieu culturel sur la presqu’île entre les quartiers Neudorf, Esplanade et Port du Rhin, porté par une coopérative. Il fait aussi « 75 heures facile », avec des journées de 8h à 23h sur les périodes d’ouverture du site entre juin et octobre. « Des travaux sont encore en cours, ça devrait aller mieux quand ils seront finis », espère Simon.
C’est la Ville qui a publié un appel à manifestations d’intérêt via une société, la SPL Deux-Rives. L’équipe du Phare citadelle l’a remporté en avril 2021. Elle était composée de dix associés aux compétences diverses : des architectes, des professionnels de la culture, de la restauration, de la communication… Avec « l’aide de quelques potes », ils ont aménagé la friche industrielle en deux mois, pour un début d’exploitation en juin, mais sans se payer.
« En tout, on a fait 4 000 heures de bénévolat pendant ces deux mois », a compté Simon. Lui était au RSA à ce moment. Ensuite, cinq des dix associés ont pu se salarier un peu au dessus du Smic jusqu’en octobre 2021, moment où le site ferme pour la période hivernale. Les autres continuent à s’investir gratuitement depuis le départ. Pendant le temps de fermeture du lieu, de octobre 2021 à juin 2022, Simon a reçu des allocations chômage, puis le RSA, tout en travaillant pour le Phare citadelle « 20 à 35 heures par semaine ».
Chefs de chantier, programmateurs culturel, gérants de bar, accueil social…
L’ouverture de ces lieux alternatifs, qui rassemblent plusieurs activités, provoque une énorme charge de travail. Les lauréats des appels à projets doivent investir des bâtiments vides et inutilisés pour les mettre aux normes d’accès au public, parfois en un temps record. L’équipe du Phare citadelle a su qu’elle avait été sélectionnée en avril 2021 pour un début d’exploitation en juin…
Outre les travaux, il faut communiquer, planifier des évènements, répondre aux démarches administratives. Les porteurs de projet sont chefs de chantier, programmateurs culturels, gestionnaires de bar-restaurant et, parfois, font une forme de travail social. Mais la quasi-intégralité de leurs revenus sont tirés du bar et de la restauration. « Il faut que les gens viennent boire des coups chez nous, on a besoin de ce soutien », insiste Thibaut, de la Grenze.
Des emprunts conséquents
Au lancement, les investissements sont conséquents malgré le recours à des armées de bénévoles dans les chantiers participatifs (dont certains organisés par l’Atelier NA, un collectif d’architectes), et un maximum de bricolages « faits maison ». Après avoir remporté l’appel à projets, Maxime, Lola et Manon de l’Orée 85 ont dû débourser 180 000 euros pour transformer leur ruine de maison d’éclusier en un lieu public et cosy. Belle affaire pour Voies navigables de France (VNF), propriétaire des lieux, qui ne débourse pas un centime et empoche même un loyer de 650 euros par mois.
À l’ouverture, l’équipe a embauché un cuisinier et deux serveurs. « Pour l’instant, on n’a reçu que deux subventions : 9 000 euros de la Région Grand Est et 5 000 euros de la Ville de Strasbourg, et c’était au bout de plusieurs mois », indique Maxime. « On candidate pour obtenir une nouvelle subvention de la Région qui pourrait monter jusqu’à 50 000 euros, ça nous aiderait beaucoup. » Un financement participatif leur a rapporté 18 000 euros. En grande majorité, les dépenses ont été couvertes par des emprunts : 130 000 euros à la Nef, 25 000 à Alsace active, 15 000 à Initiative Strasbourg. Lola, Maxime et Manon ont aussi engagé 30 000 euros personnellement.
Un réseau et des ressources financières
« C’est clair que si on n’avait pas des parents et un gros réseau qui nous aident, ça aurait été impossible. L’ouverture d’un lieu comme ça n’est pas accessible à tout le monde », remarque Lola. Maxime se méfie tout de même de cet hiver :
« Cet été, nos chiffres sont meilleurs que ce qu’on projetait. En moyenne, on attendait 350 euros par jour et on fait 1 500. On espère que les gens continueront à venir quand il fera froid, même si notre bar correspond plutôt aux attentes des beaux jours, avec beaucoup d’espace à l’extérieur, de la verdure… Comme il est un peu reculé, c’est un saut dans le vide. »
De son côté, la Grenze a pu financer 100 000 euros de travaux et son ouverture grâce à une subvention de 15 000 euros de la Ville, un prêt bancaire et un versement de 35 000 euros de Meteor. Ce montant correspond aux remises qui auraient été pratiquées par la brasserie alsacienne au bout de plusieurs années d’exploitation de la Grenze, qui paie ses bières au plein tarif en contrepartie.
« C’est profitable pour la Ville »
Même principe pour le Phare citadelle qui a bénéficié d’une remise anticipée de 21 600 euros de Meteor, en plus de 35 000 euros de la Ville en 2021, 23 000 euros du Centre national de la musique et 16 000 euros de financement participatif en 2022. Léa, aussi fondatrice du Phare Citadelle et en charge de la communication, explique :
« Nous avons emprunté 230 000 euros en tout à la Nef, au Crédit coopératif et à Alsace active. Les sommes engagées sont énormes et la part des subventions est minime. Cela crée forcément une grande pression sur le résultat du bar et de la restauration. »
Thibaut, de la Grenze, analyse :
« Beaucoup de personnes qui créent une entreprise ne se payent pas non plus pendant plusieurs années. Mais c’est vrai que les tiers lieu ont une autre dimension, ce sont des outils pour créer des liens sociaux. C’est profitable pour la Ville parce qu’on redynamise une zone, on propose des événements culturels accessibles… Un soutien financier est donc justifié, mais on sait que les budgets de la Ville ne sont pas extensibles. »
« On rend un service à la société, ce n’est pas un business comme les autres », surenchérit Maxime de l’Orée 85 : « Surtout, on n’est pas dans une logique de rentabilité, ce qui rend notre situation plus précaire. Il y a toute une partie de ce qu’on fait qui ne rapporte rien », ajoute t-il. La Grenze et l’Orée 85 font appel à des équipes de bénévoles pour accueillir le public lorsqu’il y a beaucoup d’affluence.
« Avec l’appel à projets, on a gagné le droit de payer un loyer »
Les gérants de l’Orée 85 comme ceux du Phare citadelle estiment que le démarrage de leurs tiers-lieux aurait été beaucoup plus simple si les appels à projets auxquels ils ont répondu incluaient une subvention de départ, disponible immédiatement. Maxime est amer :
« Les demandes de subventions sont extrêmement chronophages. Même si l’appel à projets a été initié par le propriétaire, VNF, on avait déjà tout expliqué à la Ville qui faisait partie du jury. Il fallait quand même lancer cette longe démarche en répétant tout dans les demandes de subvention à la municipalité. Pourtant, on relève clairement de l’économie sociale et solidaire, on met en pratique ce que souhaite la Ville… On aurait attendu des coups de pouces des pouvoirs publics. Là c’est un peu décevant : on a gagné le droit de payer un loyer, en gros. »
Thibaut de la Grenze considère que son équipe était moins légitime pour demander de l’argent au lancement du projet :
« C’est nous qui sommes allés voir la SNCF pour leur demander s’ils avaient un site disponible et ils nous en ont loué un. On n’allait pas leur demander un chèque en plus. Quand on monte une activité sociale, on demande des subventions fléchées et elles nous sont octroyées. »
« C’est déjà une bonne chose que des lieux soient mis à disposition »
Guillaume Libsig, adjoint à la maire en charge de la vie associative, se dit conscient qu’il est « très difficile de monter un lieu alternatif ». Selon lui, l’aide de la Ville doit être plus organisationnel que financier, faute de budget :
« Verser une subvention comprise dans l’appel à projet et disponible immédiatement, c’est compliqué parce qu’on doit toujours savoir exactement pourquoi une subvention est allouée. Cependant, nous souhaitons être de plus en plus en lien avec ces porteurs de projet, pour faciliter les différents processus administratifs, réduire les délais, notamment en matière d’urbanisme, les conseiller, être un appui logistique. »
Léa du Phare citadelle voit une bonne volonté des élus :
« C’est déjà une très bonne chose que des lieux soient mis à disposition. Comme le Phare a été initié par la Ville, nous avons été accompagnés et les élus étaient à notre écoute. Ils nous ont donné des contacts et ont mis en place un éclairage public et des aménagements pour sécuriser le chemin d’accès vers le site. Le principal problème était le timing de la subvention. On en aurait vraiment eu besoin dés le départ, mais on en est au début de l’accompagnement des lieux alternatifs. Je pense que les bons ajustements seront mis en place. »
Un avenir incertain
D’ici cinq ans, le bail de l’Orée 85 sera terminé. Le prêt de la parcelle à l’usage du Phare citadelle court jusqu’en octobre 2025. La Grenze vient de signer une reconduction de son bail. Aucune des trois structures n’a la certitude de disposer de son site indéfiniment. « C’est vrai que c’est stressant, cela ajoute à notre sentiment de précarité. Nous avons engagé énormément d’argent et d’investissement personnel. Si on ne pouvait pas récupérer le lieu ensuite, cela serait une immense perte financière pour nous », constate Lola de l’Orée 85.
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