Un dimanche midi, avenue de l’Europe à Strasbourg. Tout autour du parc de l’Orangerie, des hommes et des femmes affublés de collants fluo font leur jogging tandis que des promeneurs emmitouflés profitent du ciel printanier. À l’un des accès, près du pont menant à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), des drapeaux kurdes sont dressés, comme chaque jour à cet endroit depuis bientôt quatre ans, le 25 juin 2012 marque l’entrée des Kurdes dans le paysage de l’Orangerie.
Point de sport ni de promenade pour ces militants kurdes qui se sont installés ce matin-là. Ils sont trois hommes et deux femmes, venus du Danemark le week-end précédent. Assis dans une camionnette, ils sirotent du thé et du café pour se réchauffer en attendant d’être relevés de leur tour de « veille permanente pour la libération d’Abdullah Öcalan ». Pendant une semaine, ils se sont plantés sur ce petit coin de bitume strasbourgeois, parés de chasubles jaunes à l’effigie de leur leader et prêts à offrir certains de ses textes aux passants.
Après le Danemark, l’Allemagne puis la Scandinavie…
Ce midi, comme chaque semaine, une autre équipe doit prendre son tour de garde. Cette fois, il s’agira de Kurdes vivant en Allemagne. La semaine suivante, de femmes résidant dans les pays scandinaves. Les Kurdes n’ont pas de pays : au Moyen-Orient, ils sont répartis entre les frontières de l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Dans ce dernier, ils sont en guerre avec le pouvoir depuis plus de trente ans, contexte dans lequel le chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par l’Union européenne et la Turquie, Abdullah Öcalan, a été capturé puis emprisonné en 1999.
Chacun à leur tour, les pays européens hébergeant une diaspora kurde envoient des volontaires pour participer à cette permanence. La coordination et le calendrier de ce carrousel à l’échelle de l’Europe est tenue par une petite équipe strasbourgeoise, avec une visibilité sur six mois. Pour y parvenir, elle s’appuie sur un solide réseau d’associations kurdes européennes, une centaine participent, et sur l’hospitalité de la communauté kurde strasbourgeoise.
Berivan Firat, du mouvement des femmes kurdes en France, raconte :
« Les Kurdes, venus dans un contexte de guerre, se sont rapprochés en mouvements et en associations pour faire entendre leur voix. Ils sont bien organisés, en Allemagne, en France, en Hollande et ailleurs, autour d’associations de femmes, de travailleurs, ou encore culturelles. Il s’agit d’une lutte de quarante ans, ça ne s’est pas fait du jour au lendemain ».
Une manifestation née d’une grève de 52 jours
La manifestation permanente, elle, est née rapidement : le 1er mars 2012, quinze militants venus d’Europe lancent une grève de la faim à Strasbourg. Leur but : sensibiliser l’opinion publique et les institutions européennes aux conditions de détention d’Abdullah Öcalan. Cette grève fait écho à celle conduite par des prisonniers kurdes en Turquie à la même période. Elle va durer 52 jours. C’est au cours de celle-ci qu’est prise la décision de tenir le pavé quotidiennement face aux institutions européennes. Fuat Kav, l’un des militants grévistes à l’origine de cette permanence, se souvient :
« Nous avons choisi Strasbourg à cause de la présence des institutions européennes : le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, la CEDH mais, surtout, le CPT (pour Comité européen pour la prévention de la torture, ndlr). À cette période, Abdullah Öcalan avait été placé en isolation totale. Il ne pouvait voir ni sa famille ni ses avocats. Il a également été torturé. Or, la raison d’être du CPT, c’est de lutter contre ce genre de pratiques. »
1 000 kilomètres et des congés…
Près de quatre ans plus tard, Abdullah Öcalan est toujours en prison, et le PKK n’a pas changé de statut aux yeux de l’Europe. La diaspora kurde n’en est pas moins décidée à tenir. Comme Azad, qui vit au Danemark et attend patiemment la venue de la relève allemande ce dimanche. Cheveux noirs ondulés, barbichette et foulard aux couleurs kurdes, cet infirmier vient de passer sa toute première semaine à Strasbourg. Cela faisait longtemps qu’il comptait venir. Il a cependant dû attendre pour sauter le pas :
« Dès le début de la manifestation, en 2012, j’en ai entendu parler à la télévision kurde. J’ai alors décidé de participer, pour qu’on entende ma voix. Seulement, il faut être disponible pour pouvoir le faire. J’ai donc d’abord terminé mes études, puis trouvé un travail. Aujourd’hui, comme j’ai le droit à des congés, j’ai des jours de libre pour venir ! »
Avec ses compagnons rencontrés à l’occasion – dont une enseignante, un retraité et un ancien membre des YPG, les combattants kurdes du Nord de la Syrie – il a avalé un millier de kilomètres, soit douze heures de voiture, pour rejoindre la capitale européenne. Une fois arrivés sur place, les membres du petit groupe ont été hébergés gracieusement, par des Kurdes strasbourgeois.
Horaires : 7h30 – 17h
Chaque matin pendant une semaine, ils se sont rendus à l’Orangerie vers 7h30. À cet horaire, les Strasbourgeois commencent tout doucement à se rendre au travail ou à l’école. Pour Azad et ses compagnons, c’est le moment de revêtir leurs chasubles et d’ouvrir les portes de leur camionnette pour en sortir panneaux et drapeaux. Chaque élément trouve sa place, les gestes sont rodés. Des plots permettent de maintenir une pancarte tout en longueur citant le leader kurde, tandis qu’un panneau jaune qui le représente est transporté en deux morceaux de la camionnette au bord de la chaussée voisine. Les drapeaux sont installés en dernier, au-dessus des différents écriteaux. Près de dix heures plus tard, à 17h, tout prend le chemin inverse pour être à nouveau rangé dans la camionnette jusqu’au lendemain matin.
Ce déroulement millimétré de la journée sera expliqué à la relève allemande par l’un des membres de la petite équipe strasbourgeoise de logistique. Azad et ses compagnons du Danemark devraient pour leur part souhaiter la bienvenue et transmettre les chasubles jaunes, comme cela a été fait pour eux huit jours plus tôt. Ce ne sera finalement pas possible : la relève a rencontré un problème sur la route. Ses membres n’arriveront à Strasbourg que dans l’après-midi. Trop tard pour le groupe danois, obligé de repartir dès à présent pour reprendre son quotidien. Qu’à cela ne tienne : Azad espère revenir dès l’an prochain, lorsque le Danemark sera à nouveau inscrit au planning.
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