Après avoir travaillé sur les imams en France, la sociologue Solenne Jouanneau, maîtresse de conférences à l’Institut d’études politiques de Strasbourg, publie une enquête aux éditions du CNRS. Elle y analyse l’utilisation faite par les juges d’un mécanisme mis en place en 2010 pour les femmes victimes de violence conjugale : les ordonnances de protection.
Intitulé « Les femmes et les enfants d’abord ? Enquête sur l’ordonnance de protection », son ouvrage s’appuie sur l’exploitation d’une base de données nationale relative aux demandes d’ordonnances, à leur obtention ou refus. Entretien.
Rue89 Strasbourg : Vous expliquez votre intérêt pour cette recherche par votre questionnement sur la pénétration de l’État dans la sphère privée, pouvez-vous expliquer ?
Solenne Jouanneau : J’ai rejoint le projet de recherche de deux doctorantes strasbourgeoises qui m’y ont conviée, on se connaissait par les réseaux féministes. Ma thèse portait sur les imams en France donc, a priori, rien à voir. Mais je me suis dit qu’il serait intéressant de voir comment l’État pénètre la sphère privée, notamment celle de la relation entre conjoints, où son intervention est perçue comme progressiste. Le lien entre les deux enquêtes, c’est que l’État pénètre plus souvent la sphère privée des classes populaires que celle des classes supérieures.
La question du rapport à la justice
Évidemment, les violences conjugales sont un phénomène transclasse qui touche toutes les femmes, quel que soit leur milieu social. Pour autant, la judiciarisation de ces violences, que ce soit au pénal ou au civil, concerne majoritairement les femmes de milieux populaires. Ce sont surtout les femmes en situation de précarité économique qui font appel au dispositif des ordonnances de protection. Celles qui ont les moyens essayent généralement de se débrouiller autrement qu’avec la justice.
Rue89 Strasbourg : Dans votre livre, vous dressez une chronologie de la prise en compte des violences faites aux femmes par le droit français depuis les années 70. Quelle est la spécificité des ordonnances de protection, et en quoi sont-elles utiles pour les femmes victimes de violences conjugales ?
Les procédures d’urgence ont toujours existé, si un conjoint se mettait à dilapider tout l’argent du couple par exemple. Mais il appartenait au juge d’estimer l’urgence de la demande, l’audience n’était pas un droit et les mesures étaient uniquement civiles. En 2004, la réforme du divorce a créé un dispositif de référé-violences, qui impliquait un contradictoire : la personne mise en cause devait aussi s’expliquer. Il était réservé aux couples mariés et ne permettait pas la prononciation de mesures pénales d’éloignement.
En 2010, une loi a créé les ordonnances de protection, qui sont accessibles aux conjoints, quelle que soit leur modalité d’union – mariés ou non, séparés, en concubinage ou non. Le juge aux affaires familiales doit audiencer, en urgence, chaque demande qui lui est faite.
Le juge aux affaires familiales est en principe un juge civil, qui peut prononcer des divorces par exemple. L’innovation des ordonnances lui permet de prendre des mesures pénales et civiles. Il peut ainsi prononcer des interdictions de contact, des interdictions de se trouver en certains lieux ou de porter une arme. Tout autant qu’il peut attribuer le domicile conjugal, fixer le montant de la contribution à l’éducation d’un enfant ou son lieu de résidence.
Rue89 Strasbourg : Quels sont les critères pris en compte par le juge pour attribuer une ordonnance de protection ?
Selon la loi, il faut prouver que vous êtes vraisemblablement victime de violence et vraisemblablement en danger. Pour les parlementaires, il était logique qu’une victime de violence soit en danger. Mais les juges interprètent le texte comme posant deux critères cumulatifs. Cette interprétation pose problème.
Elle acte dans la loi que certaines violences ne mettent pas les gens en danger. Le juge aux affaires familiales (JAF) se retrouve dans une position où il détermine à partir de quand la violence met en danger, quel est le seuil tolérable de violence dans le couple, juridiquement. Là, on vient dire que finalement, si la violence ne donne plus lieu à un danger, il n’y a pas de décision à prendre.
« Une claque donnée dans le cadre d’une séparation devient juridiquement acceptable »
Solenne Jouanneau
Souvent, les juges considèrent que les ordonnances de protection sont utiles, mais qu’elles remettent en cause la liberté individuelle du conjoint violent et conduisent potentiellement à la réduction de ses droits parentaux. De leur point de vue, il n’est pas souhaitable de débloquer une ordonnance de protection pour chaque claque donnée. Donc une claque donnée dans le cadre d’une séparation par exemple, devient juridiquement acceptable.
Rue89 Strasbourg : Est-ce l’une des raisons pour lesquelles elles sont peu délivrées par les juges ?
En Espagne, sur 30 000 ordonnances demandées chaque année, le taux d’acceptation est de 70%. En France, sur moins de 6 000 demandes en 2021, ce taux est de 60%. Mais en Espagne, c’est un juge pénal qui gère ce dispositif. Les juges pénaux ont plus l’habitude de prendre des décisions qui réduisent les libertés individuelles des individus. En France, c’est un juge civil.
Pour demander l’ordonnance, c’est à la femme de réunir les preuves des violences subies. Alors que dans un procès au pénal, le parquet enquête via la police pour réunir les preuves. Or on le sait, les violences au sein du couple sont difficiles à prouver, les femmes qui les subissent ont tendance à les cacher pendant longtemps, à en avoir honte.
« Sans plainte, il est rare que l’ordonnance soit accordée »
Solenne Jouanneau
Les parlementaires ont voulu rendre plus facile la preuve des violences, elles doivent être « vraisemblables », c’est-à-dire non caractérisées. Mais dans l’enquête, les statistiques que j’ai établies pour 2016 montrent que les juges sont exigeants sur les preuves demandées pour décider l’ordonnance. Par exemple, en théorie, il n’est pas nécessaire d’avoir porté plainte. Mais dans les faits, sans plainte, il est rare que l’ordonnance soit accordée. Les pièces demandées dans la plupart des cas sont a minima un dépôt de plainte et un certificat médical, idéalement établi par un institut médico judiciaire. Il existe une méfiance envers les attestations d’associations féministes, un soupçon qu’elles soient partisanes.
Mine de rien, lorsque le juge aux affaires familiales accorde l’ordonnance, il reconnaît une forme de culpabilité du conjoint violent et restreint sa liberté individuelle et ses droits parentaux. Alors que la politique en matière de parentalité tend à préserver le couple parental au-delà du couple conjugal, pour que le lien avec l’enfant perdure.
Rue89 Strasbourg : Ces difficultés concernent la preuve des violences. Quelles sont celles liées au second critère, sur la vraisemblance d’un danger ?
Beaucoup d’ordonnances refusées le sont au motif que les femmes ne sont plus en danger. Par exemple, dans le cas où un conjoint a été violent pour forcer sa femme à quitter le domicile conjugal et que la femme a eu tellement peur, qu’elle ne veut pas récupérer le logement, et bien le juge va considérer qu’il s’agit d’un conflit et que celui-ci est résolu.
Dans les couples où la violence est structurelle, où elle dure depuis longtemps, les juges considéreront plus facilement que la femme est en danger et que les violences risquent de recommencer. L’ordonnance a été conçue sur une certaine représentation de la violence conjugale : un mari très violent et très dangereux, une femme très soumise et sous emprise qui met longtemps à sortir des violences.
Les cas plus complexes sont mal reconnus par le mécanisme, lorsque la violence survient uniquement au moment de la séparation par exemple.
Rue89 Strasbourg : Avez-vous identifié un autre obstacle à l’obtention d’une ordonnance de protection ?
Le régime de l’autorité parentale freine la délivrance d’ordonnance de protection. Il est commun d’entendre qu’un conjoint violent n’est pas forcément un mauvais père. Les juges auront du mal à prononcer un retrait provisoire de l’exercice de l’autorité parentale, par exemple. Ils reconnaissent qu’il faut protéger madame, mais permettent à monsieur de continuer à voir ses enfants.
Le problème, c’est que le conjoint violent peut utiliser la parentalité pour continuer de faire subir des violences, même après la séparation.
Les statuts de victimes des enfants
Aujourd’hui, les magistrats évaluent les demandes parentales en se demandant si les enfants ont été directement exposés à la violence, s’ils ont assisté à des scènes de violences. Mais ce qu’ils ont plus de mal à prendre en considération c’est que même quand les enfants ne sont pas témoins directs, ils sont victimes de cette violence, car leur mère est évidemment moins à même de s’occuper d’eux quand elle victime de violence. La violence, justement, altère la capacité de la victime à exercer correctement son rôle de parent.
Alors, les magistrats demandent si les enfants ont été exposés à la violence ou si c’est une affaire d’adultes. Ils exigent que la femme ait été en mesure de protéger ses enfants de la violence, alors que c’est le conjoint qui a créé les violences. C’est très asymétrique.
Rue89 Strasbourg : Il est précisé dans votre ouvrage que le rôle des juges change, au fur et à mesure que les violences conjugales sont prises en compte dans la loi. Quel est ce changement ?
Habituellement, le rôle de la justice est de considérer des faits passés, de les qualifier, et de voir s’ils sont caractérisés pour les punir ou les réparer. Dans l’ordonnance de protection, on demande au juge de protéger, c’est-à-dire de prévenir une récidive potentielle, c’est un exercice intellectuel très différent. Il exige notamment de se demander pourquoi les hommes sont violents.
« La loi se pense universelle et générale »
Solenne Jouanneau
J’utilise le terme de « violence masculine » mais ce n’est pas le langage juridique. La loi en France se pense universelle et générale pour s’appliquer indifféremment, quel que soit l’âge, le genre, la race ou la classe. En sociologie, on sait que les violences dans le couple, graves et répétées, sont principalement le fait des hommes.
En Espagne, la loi considère la violence conjugale d’un homme sur une femme comme une discrimination, et cet aspect est pris en compte dans l’application de la loi. Un homme peut demander une ordonnance de protection liée à des violences intra-familiales, mais le juge considère que ces violences n’ont pas la même conséquence, car elles ne s’inscrivent pas dans un rapport de domination systémique.
Rue89 Strasbourg : Vous constatez également un biais raciste dans la délivrance des ordonnances. Pouvez-vous expliquer ?
80% des femmes qui demandent des ordonnances de protection sont précaires financièrement. Statistiquement, nous avons découvert que les femmes qui ont le moins de chance de les obtenir sont celles qui sont étrangères ou d’origine étrangère, en couple avec un Français né en France. C’est important : les moins protégées sont les plus soumises aux discriminations de race, de classe et de genre.
L’explication à cette observation se trouve dans les facteurs infra-juridiques, ceux qui ne sont pas écrits dans la loi mais qui participent à son application. Les juges ont peur d’être instrumentalisés. L’ordonnance de protection permet d’avoir des choses qui ne peuvent être obtenues autrement. Normalement lors de la séparation, les conjoints doivent rendre leur bail. Là, l’ordonnance permet à la personne qui l’obtient de le conserver, ce qui est précieux si c’est un logement social par exemple. De même, elle permet la délivrance d’un titre de séjour. Si celui de la femme dépendait de son mari, ça lui évite une double peine – se séparer et être sans-papiers.
Si la demandeuse a un intérêt autre que l’éloignement du conjoint à demander une ordonnance de protection, le soupçon sera grand et on pourra penser que c’est une assistante sociale qui lui a conseillé la démarche. Si la demandeuse est une bourgeoise blanche, sa procédure ne sera pas perçue sous cet angle. Alors que toutes deux ont besoin d’être protégées.
Je pense que les magistrats n’ont pas conscience de ce biais et qu’il s’agit de racisme systémique. Si vous regardez les photos de promotions de magistrats et des auditeurs de justice, ils sont en grande majorité blancs. Ce qui n’aide pas à penser ce genre de questions.
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