Au premier abord, une exposition sur le thème des données peut paraître un peu ardue, d’autant plus qu’en arrivant au premier étage du Shadok, fabrique du numérique à Strasbourg,ce qu’on découvre ressemble en effet à des documents : feuilles de papier, diagrammes, dessins en noir et blanc, …
Cependant, lors d’une visite guidée fort intéressante lors du vernissage, j’ai vite réalisé que ces artistes menaient une réflexion non seulement indispensable à notre époque, mais en plus de manière ludique et décalée.
Rematérialisation et météo
Plusieurs artistes mettent en œuvre une rematérialisation, c’est-à-dire rendent tangibles des données invisibles. Cela va du processus le plus simple – dessiner à l’encre de Chine les variations d’un réseau wifi par exemple – à des scénarios plus complexes.
Alexandre Saunier, l’un des cinq artistes venus créer au Shadok lors d’une résidence d’un mois, part du postulat de prendre l’idée du cloud au pied de la lettre. Dans le but écologique et éthique de trouver une alternative aux serveurs énergivores et de s’affranchir des frontières et systèmes de contrôle, il propose de stocker des données dans de vrais nuages, « en chargeant les molécules d’eau d’ions négatifs ou positifs », à l’image du système d’encodage binaire 0-1.
On y croirait presque. Mais le second degré se décèle à tous les niveaux – et malheureusement je n’ai pas vu fonctionner la machine à nuages.
Julien Fargetton s’est emparé du sujet ô combien actuel des migrants, en faisant ressentir au spectateur les variations en temps réel du vent en mer Egée. Un gros ventilateur recevant les données d’une station météo se déplace autour d’un drapeau européen fabriqué à partir d’une couverture de survie, objet symbolique des sauvetages de migrants.
Au passage, il évoque un mythe grec qui mérite d’être rappelé : Europe était une princesse libanaise qui a traversé la mer jusqu’en Crète sur le dos de Zeus ayant pris la forme d’un taureau blanc. Le mythe des origines croisé avec la sensation physique et instantanée offre une vision en perspective d’un sujet habituellement abordé de manière uniquement politique.
Sur le mur en face, le ventilateur fait également frémir des bandes de papier crachées par une rangée d’imprimantes thermiques. Il s’agit de l’œuvre de l’américain Christopher Baker, qui a relié vingt machines à Twitter, chacune d’elles répertoriant les posts correspondant à des émotions exprimées par des interjections telles que wow, OMG ou arrrgh. Si elle souligne la superficialité des messages individuels, l’œuvre dans sa globalité nous fait éprouver l’aspect vivant et organique du web.
Le choix d’imprimantes de caisses enregistreuses n’est pas fortuit, il se réfère à la valeur marchande que représentent tous ces messages personnels, dont la production permanente s’accumule en rubans de papier inutiles au sol.
La limite ténue entre tracking et espionnage
Une grande partie de l’exposition est consacrée à la surveillance. Passive et robotisée, la collecte des données personnelles pourrait facilement se transformer en espionnage détaillé pour chacun de nous.
Le couple d’artistes hollandais Polak & Van Bekkum a ainsi suivi plusieurs strasbourgeois – peut-être vous ? – pendant un mois afin de retracer leurs parcours quotidien. L’hommage à Sophie Calle est annoncé – l’artiste française avait déjà suivi des inconnus dans la rue dans les années 80-90, mais ici les artistes incarnent les trackers insérés dans les smartphones.
Ils se conduisent comme des stalkers – ces pervers qui exploitent les informations rendues publiques sur internet pour localiser, voire agresser des personnes – mais préservent l’anonymat de leurs « victimes ».
Ils se livrent ensuite à une tentative d’interprétation des parcours des personnes : où se rendent-elles, quelles ont été les activités de la journée ? Ici, la subjectivité entre en jeu et pose la question de l’interprétation des données archivées automatiquement.
Suivant le même fil d’idées, Albertine Meunier révèle ses propres recherches Google sur cinq années, à partir de l’année de lancement de Google Search History (2006).
Répertoriée dans l’objet par contraste archaïque du livre, cette accumulation de mots-clés est globalement révélatrice d’une personnalité, avec les occasionnelles recherches absurdes ou honteuses. Et vous, publieriez-vous votre historique de recherches ? Et comment savoir ce que Google en fait ?
James Briddle s’est quant à lui concentré sur la géolocalisation par téléphone. Ebranlé par la révélation d’Apple, en avril 2011, sur l’enregistrement sans permission par les iPhones des déplacements de leur utilisateurs, il extrait de son téléphone ses propres parcours sur deux mois. Sorte de journal intime non autorisé, le livre de cartes qui en résulte raconte une vie par le biais d’une machine.
From Bits to Paper expose donc non pas de l’art numérique, mais de l’art à l’ère du numérique. Une nouvelle génération d’artistes fait art avec le quotidien, démarche déjà induite maintes fois par le passé.
Mais cette fois, le monde soit-disant virtuel qui marque ce quotidien englobe tous les aspects de la vie, et est utilisé avec une frénésie qui mérite une prise de distance critique.
Pour la première exposition d’ampleur sur ce thème en France, on découvre des œuvres parfois un peu faciles et littérales, mais aussi de vrais questionnements dont la forme et le fond sont appelés à se complexifier avec l’évolution des technologies et de la réceptivité des spectateurs.
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