13h30, jeudi 13 avril. À une demi-heure du début de la manifestation intersyndicale, Gilles Dimnet briefe les services d’ordres syndicaux sur le parvis du Palais du Rhin. « Vous savez que c’était tendu la semaine dernière. Ceux qui ont des marbrures sur les cuisses s’en souviennent », entame le responsable du service d’ordre (SO) de la CGT, par ailleurs secrétaire général adjoint de la CGT Eurométropole :
« Hier, la préfète a convoqué les responsables syndicaux et joué l’apaisement. Mais elle n’a pas reconnu qu’il y avait eu des violences de la part des forces de l’ordre. Elle a parlé de malentendu. Alors je ne sais pas quel va être le niveau de tension aujourd’hui. »
Deux jours d’Interruption temporaire du travail
En quelques phrases, le cadre est posé. Gilles Dimnet rappelle les derniers éléments d’une semaine d’échanges entre l’intersyndicale – sauf la CFDT et la CGC – et la préfecture, par communiqués de presse interposés. Tout commence jeudi 6 avril, 11e journée de mobilisation, lorsque les membres du service d’ordre intersyndical sont gazés et matraqués par des policiers au bout du quai des Bateliers. Sans sommation. Dans leur communiqué publié dans la soirée, les syndicats signataires insistent sur le fait que le SO n’a pas entravé les manœuvres des forces de l’ordre qui cherchaient à traverser le cortège, afin de porter assistance à leurs collègues en proie à des militants radicaux. Les images montrent qu’il avait au contraire commencé à laisser passer les véhicules de police lorsque la situation s’est tendue subitement.
Le lendemain, le vendredi 7 avril, la préfecture du Bas-Rhin publie un communiqué pour répondre aux députés Nupes de Strasbourg, Sandra Régol (EE-LV) et Emmanuel Fernandes (LFI), et à leur interpellation sur la gestion du maintien de l’ordre. Josiane Chevalier écrit « qu’aucun manifestant n’a été blessé ». De quoi faire bondir l’intersyndicale – CFDT et CGC exceptées toujours – qui réaffirme mardi 11 avril que des membres du SO ont bel et bien été blessés. L’un d’eux s’est vu reconnaître deux jours d’interruption totale de travail (ITT). « J’ai pris un coup de matraque sur le côté du genou », explique l’intéressé, Simon Bach du SO FSU, présent lors de la 12e manifestation contre la réforme des retraites.
Convoqués par la préfète mercredi 12 avril, les responsables syndicaux ont témoigné d’un dialogue « apaisé » en sortant de réunion. Ils ont néanmoins publié un nouveau communiqué jeudi 13 avril rappelant que le service d’ordre intersyndical avait été « exemplaire dans l’organisation et la gestion des manifestations sur le champ de ses responsabilités. » Le texte rappelle aussi que « l’incompréhension demeure ». Conséquences de ces tensions : l’absence d’un SO intersyndical officiel jeudi 13 avril, pour la 12e journée de mobilisation. Le collectif a cédé sa place à plusieurs services d’ordre, travaillant conjointement.
« Nous sommes là pour protéger et rassurer les manifestants »
13h50. Les SO quittent le Palais du Rhin et rejoignent le cortège en formation sous des regards pas toujours amènes. « Le SO c’est de la merde ! », crie un manifestant à l’avant de la foule. Pas de réaction du côté des hommes et femmes brassard au bras. « Ça arrive, reconnaît Gilles Dimnet. Y en a qui nous traitent de « flics », d’autres « d’anti-flics ». Mais nous, notre rôle, c’est de protéger et rassurer les manifestants sur le parcours et aux abords immédiats de ce dernier. »
Une mission qui n’est pas sans difficultés. Au nombre desquelles figurent l’irruption de véhicules souhaitant traverser le cortège, ou les mouvements de foule lorsque cette dernière passe devant les cordons policiers. « Il y a certaines personnes qui sont effrayées par les forces de l’ordre, alors on se place entre les forces de l’ordre et les manifestants. »
« Nous sommes là pour protéger le cortège de toute forme d’agression », explique de son côté Simon Bach, responsable du SO FSU. Comprendre : d’éventuelles charges policières qui pourraient blesser des manifestants défilant paisiblement, ou une attaque de l’extrême-droite : « Pendant la mobilisation contre la loi sécurité globale, on a par exemple eu des groupes d’extrême droite qui s’en sont pris au cortège« , rappelle t-il.
« Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Ça charge ? »
Retour au jeudi 13 avril, 14h20. Le cortège se met en mouvement. Les SO restent groupés à l’avant, en attendant de se déployer devant un cordon de forces de l’ordre. Première mise en ligne au croisement de la rue des Grandes-Arcades et celle de la Haute-Montée. Les membres du SO font face aux forces de l’ordre et tournent le dos à la manifestation qui défile. « Tout le monde déteste la police », chante le cortège peuplé de jeunes en passant. Une main sur son oreillette, Gilles Dimnet hèle les SO qui l’entourent. « Qu’est-ce qui se passe là-bas ? », demande-t-il en désignant la direction prise par la tête de cortège. « Ça charge ? On y va ! » Les membres du SO partent en courant vers la rue des Francs-Bourgeois, autre ouverture sur la place Kléber. Nouveau cordon du SO. Mais pas de charge.
Entre les deux déploiements cependant, une partie du défilé a bifurqué en sortant de la place de l’Homme-de-Fer pour quitter l’itinéraire de l’intersyndicale et partir en manifestation spontanée. « Dans ces cas-là, on ne les retient pas. Ce n’est pas notre rôle », détaille Florence Fogelsang, co-secrétaire de la FSU 67 et présente dans le SO de son syndicat. « En revanche, on veille à ce que ceux qui partent comprennent qu’ils ne suivent pas le cortège déclaré », ajoute-t-elle.
Pendant que la manifestation intersyndicale avance rue des Francs-Bourgeois, le cortège spontané se dirige vers la Grand’Rue par des voies parallèles. Une partie des SO repart au petit trot en direction de l’intersection entre ces deux rues. Et forme un nouveau cordon dans la Grand’Rue, à une vingtaine de mètres de la rue des Francs-Bourgeois où se trouve désormais le cortège intersyndical. Auquel elle tourne le dos.
La manifestation spontanée, composée de militants habillés en noir, finit par apparaître en chantant « On est là ! On est là ! Même si Macron ne veut pas, nous on est là. » Le cordon s’ouvre en deux pour les laisser passer. Des membres du SO applaudissent au passage du petit cortège. « Ils marchent calmement. Ils ne représentent aucune menace. Alors on les laisse passer, explique Florence Fogelsang. « Ce qu’on ne laisse pas passer, c’est ce qui peut représenter une menace. » « Et puis ils sont sympas non ? Moi j’aime bien ce qu’ils chantent », sourit sa voisine avec un clin d’œil.
« Vous participez à un attroupement »
Le petit cortège en noir traverse la foule colorée et repart en direction du centre. La manifestation intersyndicale, elle, défile rue de la Division-Leclerc. Les SO restent en groupe sur les flancs du cortège puis ils décident de couper par le quai Saint-Nicolas pour rejoindre la tête du défilé, désormais au niveau de la place d’Austerlitz. Chasuble sur le dos, brassard au bras, et mains en l’air, les membres du SO passent devant le pont du Corbeau, fermé par un important dispositif de forces de l’ordre. « Veuillez immédiatement regagner l’itinéraire de la manifestation », réagit un policier au mégaphone. Vous participez à un attroupement. Je répète… »
Stupéfaction du côté des services d’ordres. « C’est tendu… », soupire une membre des SO. « Ça n’était encore jamais arrivé, réagit de son côté Florence Fogelsang. Pourtant, à chaque fois on coupe par des petites rues pour rejoindre la tête de la manifestation. » Le groupe arrive au moment ou le cortège en noir cherche une nouvelle fois à traverser celui de l’intersyndicale. « On laisse passer ».
Les SO reprennent ensuite leur marche vers la tête du cortège officiel, qui se remet en mouvement rue des Orphelins. Des détonations retentissent à l’avant, place de Zurich. « En ligne ! », hurle Gilles Dimnet. Les SO se rejoignent et forment une large ligne pour protéger une nouvelle fois le cortège de l’intersyndicale. « Mettez vos lunettes ça peut gazer ! », crie l’un. La manifestation spontanée reflue vers eux. Nouvelle ouverture du cordon. Plus longue cette fois. Le petit cortège se fond dans le groupe calmement. « C’est inhabituel. D’habitude, quand ils partent, ils partent. Ils ne reviennent pas après », note une membre du service d’ordre.
Le cortège intersyndical reprend sa route en direction des quais, qu’il remonte. Le SO doit alors gérer la circulation de quelques vélos et d’une voiture. « Là, la préfecture ne joue pas son rôle, soupire une membre des SO. Si l’itinéraire est déclaré c’est aussi pour que la circulation soit gérée et coupée aux bons endroits. Sinon c’est dangereux. »
16h30. La banderole de tête est arrivée place de la République. Les SO attendent de voir arriver la fin du défilé avant de sonner la dispersion des troupes. Le message d’avertissement au mégaphone ne passe pas du côté des membres du SO. Certains parlent de sommations, de « méthodes d’intimidation ».
Présent dans les services d’ordre syndicaux depuis dix ans, Gilles Dimnet note l’incident. Dans l’ensemble, la manifestation s’est plutôt bien passée. Mais il relève une évolution dans les cortèges au fil des années. « Ce qui a changé, c’est l’arrogance du gouvernement et une certaine doctrine du maintien de l’ordre qui provoque des colères et des exaspérations, juge t-il. La conséquence de cela, c’est qu’on est arrivé à un niveau de tensions qui ne repartira pas. En dessous duquel on ne repassera pas. »
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