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À Saverne, l’entreprise Kuhn veut déforester l’équivalent de 40 terrains de foot

Pour établir un immense site de production d’engins agricoles, la société est en passe d’acquérir 34 hectares de forêt à côté de Saverne. Avec l’appui des élus locaux, notamment celui du maire de la ville, Kuhn progresse dans les démarches administratives. L’entreprise a réussi à faire déclasser la forêt qui était censée être protégée… justement suite à une ancienne extension de l’usine. Alsace Nature propose des solutions alternatives et écologistes.

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À Saverne, l’entreprise Kuhn veut déforester l’équivalent de 40 terrains de foot

C’est le « cas d’école d’une entreprise qui fait ce qu’elle veut d’un territoire, avec l’appui des pouvoirs publics », balaye Michaël Kugler, membre du conseil d’administration d’Alsace Nature. L’entreprise Kuhn fabrique des engins agricoles à Saverne, à 40 km au nord ouest de Strasbourg, depuis sa création en 1828.

Un fief à Saverne et plus d’un milliard de chiffre d’affaires

En 2019, la société a réalisé un chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros. Kuhn compte trois autres usines en France hors d’Alsace, ainsi qu’une aux Pays-Bas, deux aux États-Unis et deux au Brésil.

Mais le fief de l’entreprise se trouve à Saverne, où travaillent 1 500 des 5 300 salariés du groupe. Le site historique se trouve au nord de la ville, avec son siège social, des bâtiments industriels, logistiques et administratifs sur 22 hectares.

En 1999, Kuhn a racheté un terrain militaire en bordure du massif forestier du Kreutzwald, à Monswiller, village collé à Saverne, pour y créer le site industriel de la Faisanderie. La société compte donc maintenant deux lieux de production dans la zone, espacés de quelques centaines de mètres.

Le site historique de Kuhn, à Saverne. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Construire une nouvelle extension sur 34 hectares

Fin 2006, Kuhn a réalisé une extension de ce site de la Faisanderie. L’entreprise a alors rasé 17 hectares de la forêt publique domaniale (située sur le territoire de l’État) qui jouxte l’usine. En guise de compensations environnementales, 500 hectares restants du massif du Kreutzwald ont été classés en forêt de protection. « On pensait qu’il ne serait alors plus possible de toucher à cet écosystème, c’est un statut très protecteur en théorie, » se souvient Stéphane Giraud, directeur d’Alsace Nature.

Le 13 janvier 2021, Thierry Krier, le P-DG de Kuhn annonçait devant 90 personnes en visioconférence lors d’une réunion de concertation publique son nouveau projet : « poursuivre le développement économique, et donc étendre le site de la Faisanderie ». L’entreprise compte ainsi acheter 34 hectares de cette forêt classée en 2006 pour en raser environ 28 hectares, soit la surface de 40 terrains de football, afin d’y construire un nouveau site de production titanesque. À titre de comparaison, l’ensemble des déboisements réalisés pour construire le Grand contournement ouest de Strasbourg (GCO) couvrent 20 hectares. Pour Alsace Nature, il est primordial et tout à fait possible de réduire l’impact de cette extension sur l’environnement.

La zone que Kuhn veut déforester, à côté du site de la Faisanderie / Extrait document Kuhn.

Les élus locaux, un appui indispensable

Aux côtés de Thierry Krier, Stéphane Leyenberger (divers droite), maire de Saverne et allié de poids pour Kuhn, déclarait quelques minutes plus tard : « Si on met en balance les enjeux économiques et écologiques, ce projet doit aboutir. » Stéphane Leyenberger est aussi le président du Pôle d’équilibre territorial et rural (PETR), Pays de Saverne Plaine et Plateau. L’organisme regroupe 3 communautés de communes et agit dans les domaines du développement économique et de l’aménagement du territoire.

Lors de cette réunion, le maire de Saverne ajoutait : « L’entreprise s’engage à créer 150 à 200 emplois en 10 ans suite à l’extension. Nous soutenons l’emploi ». Et le P-DG surenchérissait : « Si ce projet ne peut pas aboutir tel quel, à proximité de l’autre site, il ne se fera certainement pas en France. » Selon le maire, 70 des 118 communes du PETR ont voté une motion en faveur de l’extension.

Dans le dossier de concertation sur l’extension, l’entreprise affirme avoir fait part aux collectivités locales et à la préfecture, réunies dans un comité de pilotage du projet, de sa nécessité d’acquérir la parcelle de forêt classée. Dès 2016, les élus locaux demandaient au Conseil d’État le déclassement de la zone, notamment dans le cadre de l’enquête publique relative au changement de statut du massif. En octobre 2017, le Conseil d’État a déclassé sans effort ces 34 hectares protégés que Kuhn désirait acquérir.

« À quoi sert le classement d’une forêt ? »

En compensation de ce déclassement, le massif du Vogelgesang, aussi aux abords de Saverne, d’une superficie de 52 hectares, a été classé en forêt de protection. « Cela pose une question évidente : à quoi servent les classements, si lorsqu’un industriel veut investir la zone, il parvient tout simplement à déclasser ? », demandait Bruno Ulrich, aussi membre du conseil d’administration d’Alsace Nature, lors de la réunion de concertation.

Sur le site Légifrance, Rue89 Strasbourg a trouvé la trace de 5 procédures de déclassement de forêt de protection. Pour trois cas, il s’agissait de surfaces de seulement 0,5, 1,5 et 3,5 hectares. En Ariège, en 2008, 100 hectares ont été déclassés aux abords de la commune de Montferrier. Selon Jean-François Peranaud, garde forestier local joint par téléphone, cette décision a été prise à l’époque pour construire les infrastructures d’une station de ski. Enfin, en 1988, dans les Hautes-Pyrénées, 174 hectares ont été déclassés. Le projet d’extension de Kuhn constitue donc le troisième cas de déclassement d’ampleur d’une forêt de protection en France, selon nos relevés.

Plus récemment, les élus ont aussi réalisé des modifications nécessaires des documents d’urbanisme : les délégués des trois communautés de communes environnantes ont voté à l’unanimité le 20 juin 2019 la mise en compatibilité du Schéma de cohérence territoriale (SCOT) et du Plan local d’urbanisme (PLU).

Alsace Nature a fait part de sa position sur le sujet début janvier dans un communiqué :

« Il semble d’ores et déjà acté que ce projet d’extension se fera là. Une forêt ne saurait être sortie de sa protection, et rasée, au gré des aspirations d’une entreprise sans que la séquence “éviter-réduire-compenser” ne soit étudiée et analysée de près dans chacun de ses principes. »

La forêt menacée est composée majoritairement de hêtres et de chênes. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Trouver une autre solution : « C’est compliqué, mais la politique est faite pour ça »

« Éviter, réduire et compenser » correspond à une règlementation française qui s’applique dans les procédures administratives d’autorisation pour des projets qui ont un impact environnemental. Toutes les options pour éviter la destruction d’un écosystème, réduire au maximum l’impact, s’il est totalement obligatoire, et le compenser ensuite, doivent être étudiées. Michaël Kugler propose :

« Pour ses expérimentations, Kuhn possède 100 hectares de terrains agricoles à Hirschland, à quelques kilomètres de Saverne. L’entreprise pourrait certainement construire des infrastructures là-bas. Juste à côté du site de la Faisanderie, il y a une zone industrielle avec plusieurs petites entreprises. Pourquoi ne pas les déplacer dans les zones d’activités alentours et poursuivre le développement de Kuhn sur ce site ? C’est compliqué, mais la politique est faite pour ça, pour trouver des solutions. Il est urgent, au regard des enjeux environnementaux, de ne pas considérer les écosystèmes naturels comme des espaces que l’on peut détruire sans envisager toutes les solutions. »

Un programme de construction sur 30 ans, une déforestation totale immédiate

Stéphane Giraud, directeur d’Alsace Nature, critique aussi la coupe immédiate de toute la forêt, comme Kuhn le projette :

« Les différentes constructions se feront sur 30 ans. Cela signifie que certaines zones du site seront déforestées mais pas utilisées pendant plusieurs années. Il faudrait passer par un phasage. S’il est vraiment nécessaire de couper quelques arbres, faisons le, et on rediscute dans 10 ans pour la suite. Si ça se trouve, à ce moment, les plans auront changé. Le site actuel de la Faisanderie n’est même pas encore plein. Nous demandons que les terrains soient optimisés au maximum, que l’impact soit le plus faible possible, comme l’exige la loi d’ailleurs. »

Un des espaces inutilisés sur le site de la Faisanderie. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)
Un des lieux de stockage éparse sur le site de la Faisanderie. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Effectivement, le site de la Faisanderie ne semble pas optimisé : des espaces sont inutilisés et des surfaces importantes servent de lieux de stockage éparses de plain-pied, qui pourraient prendre moins de place. Interrogé par Rue89 Strasbourg sur ce sujet, Dominique Schneider, le directeur financier de Kuhn, s’explique :

« Au vu du plan des constructions à venir, nous ne pouvons plus poursuivre l’optimisation des lieux sans l’acquisition de la nouvelle surface. Nous préférons tout déboiser immédiatement. Les autorisations de défrichement sont limitées dans le temps. Il est donc préférable de tout couper tout de suite. Enfin, nous privilégions ce site, à proximité de l’autre, car il est pratique d’un point de vue fonctionnel, notamment parce que des pièces circulent du site de la Faisanderie au site historique. On préfère ne pas se dispatcher sur plusieurs zones. À terme, comme tout industriel, notre objectif est de densifier au maximum nos terrains. »

Une zone d’intérêt écologique menacée

« En gros, parce que ça arrange une entreprise, il faut couper la forêt. L’urgence climatique et écologique n’est pas encore intégrée », soupire Stéphane Giraud. Selon lui, la zone que Kuhn veut raser porte un grand intérêt biologique. Il détaille :

« On y trouve des chats sauvages, des chevreuils, des amphibiens, des lézards, des chauves-souris dont le grand-murin, une espèce très rare. Cette aire naturelle joue un rôle important car elle sert de connexion entre le reste du massif du Kreutzwald et les forêts vosgiennes. Sa coupe pourrait profondément perturber les animaux présents. »

Extrait document Kuhn.

En ce jour enneigé de janvier, deux chevreuils courent aux abords des clôtures. De nombreuses traces d’animaux sont visibles au pied des arbres que l’entreprise compte couper. Dans le cadre des mesures de réduction, Kuhn prévoit de conserver un îlot d’arbres à l’Est de la zone, une bande boisée qui fera le tour du site, ainsi qu’un potentiel « couloir écologique » pour que les animaux puissent traverser la zone. Stéphane Giraud estime que la fonctionnalité écologique de ces dispositions n’est absolument pas assurée :

« Outre la disparition d’un vaste écosystème, il y aura de grosses perturbations sonores et visuelles, qui altèreront forcément le lieu, et le rendront peut-être inaccessible pour nombre d’espèces. »

Des pistes de compensation peu convaincantes

Lors de la concertation publique, les participants ont posé des dizaines de questions relatives à l’écologie, dont certaines au sujet des mesures de compensation en cas de coupe de la forêt. Elles ne sont pas encore actées. L’industriel a évoqué la possibilité de trouver une nouvelle zone pour planter des arbres, tout en estimant que cette option était improbable au vu du peu de foncier disponible à proximité pour une telle opération. Kuhn exposait enfin l’alternative de verser une somme, non définie pour le moment, au Fonds Stratégique de la Forêt et du Bois, notamment censé permettre à l’État de recréer des écosystèmes naturels en France.

Extrait document Kuhn, à propos des mesures de réduction, d’évitement et de compensation.

Pour Stéphane Giraud, ces deux options sont peu convaincantes :

« Les mesures de compensation font rarement l’objet d’un suivi et il peut arriver qu’elles n’aboutissent à rien. En plus, pour qu’un écosystème soit semblable à la forêt qui va être coupée, il faut attendre 100 ans. Comment peut-on être sûr que cette mesure sera effective dans si longtemps ? De toute façon, il n’aura pas la fonctionnalité écologique de celui-ci, car c’est son emplacement qui est important. Des projets d’ampleur seraient envisageables. Par exemple, Kuhn pourrait utiliser sa relation avec les agriculteurs locaux pour développer massivement l’agroforesterie dans la zone. »

« Nous ne sommes pas contre la production locale »

Michaël Kugler explique l’enjeu de société qui pousse Alsace Nature à s’engager dans cette démarche :

« Nous ne sommes pas contre la production locale et la création d’emplois, au contraire. Si le projet se faisait aussi en déforestant, mais autre part, on n’aurait rien gagné. Dans un contexte où on souhaite relocaliser la production, on veut intervenir pour que cela soit exemplaire d’un point de vue environnemental. Si à chaque fois qu’un industriel veut créer un site, il peut faire ce qu’il veut sous prétexte qu’il crée de l’emploi, c’est problématique. En Alsace, il y a déjà énormément de territoires artificialisés. Optimisons-les au lieu de grignoter sur les écosystèmes qui subsistent. »

Mais Kuhn semble déterminé à utiliser cet emplacement précis et projette le début des travaux fin 2022 selon son P-DG. Pourtant, la concertation publique n’est pas encore terminée. La réunion évoquée dans l’article, 2 ateliers les 19 et 27 janvier, et une réunion de clôture prévue le 11 février, doivent permettre à l’entreprise de modifier ses plans suite aux échanges avec la population. Une enquête publique, dont la date n’est pas encore connue, sera menée par la suite. De son côté, Alsace Nature va proposer des solutions alternatives aux élus locaux et à la direction de Kuhn par courrier.

La forêt menacée face au site industriel de la Faisanderie. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

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