En 2001, les quatre pays sur le passage du Rhin, à savoir les Pays-Bas, la France, la Suisse et l’Allemagne, se sont engagés au sein d’une instance commune, la Commission internationale pour la protection du Rhin (CIPR), à rétablir la continuité écologique du fleuve, de son embouchure dans la mer du Nord aux Pays-Bas, jusqu’à ses chutes à Bâle en Suisse. Autrement dit, le plan Rhin 2020 devait restaurer la libre circulation des poissons migrateurs dans le fleuve, entravée depuis les années 1950 par la multiplication des barrages.
Symbole de cet objectif, le saumon devait revenir se reproduire dans le Rhin. Ce plan concerté devait permettre aux quatre États de se mettre en conformité avec une directive européenne prise en 2000 – dite « directive Eau » –, qui enjoint à restaurer le bon état de tous les fleuves européens. Vingt ans plus tard, les progrès sont timides.
À ce jour, 600 obstacles ont été démantelés ou équipés de passes à poissons (dispositifs de franchissement de barrages), pour que les migrateurs puissent remonter en amont du fleuve. Parmi eux, en France, six grands barrages d’EDF ont été équipés entre 2001 et 2019 : Iffezheim, Gambsheim, Strasbourg et Gerstheim sur le cours principal du Rhin ; Brisach et Kembs à l’entrée et à la sortie du Vieux-Rhin – le bras sauvage du fleuve, qui est parallèle au grand canal du Rhin, au sud de l’Alsace.
Coût de ces aménagements : 55 millions d’euros, financés par EDF et l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, institution publique sous la tutelle de l’État. L’Ill, affluent du Rhin, et ses prolongements la Fecht et la Bruche ont aussi été aménagés.
Une souche de saumon rhénan
Ces efforts ont produit leurs effets. En 2020, plus de 200 saumons adultes ont été décomptés à la station d’observation d’Iffezheim. À ce jour, les alevins de saumons relâchés dans le fleuve sont de plus en plus nombreux à être issus de saumons naturellement revenus dans le Rhin.
Chaque année, des fermes piscicoles prélèvent quelques dizaines de gros saumons revenus de l’Atlantique Nord pour les faire se reproduire en captivité, avant de relâcher leurs petits dans le fleuve. Dans les années 1990, ces alevinages provenaient entièrement de saumons de la Loire. Aujourd’hui, ces derniers ne représentent plus que le quart des réintroductions. Une souche de saumon rhénan émerge donc lentement.
L’association Saumon Rhin, en charge du suivi de la réintroduction des poissons migrateurs, observe même des dizaines de nids sauvages dans l’Ill et ses affluents. Jean-Frank Lacerenza, directeur de Saumon Rhin, se veut optimiste :
« Nous les découvrons dans un périmètre de plus en plus large, ce qui est le signe que la continuité écologique du Rhin progresse bien. »
Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette continuité écologique du fleuve bute encore sur de sérieux obstacles, en amont de Strasbourg. Depuis le début du programme, Pays-Bas, Allemagne et Suisse n’ont pas ménagé leurs efforts pour atteindre leurs engagements.
Les Pays-Bas ont par exemple ouvert en 2018 les écluses de Haringvliet – au sud de Rotterdam –, permettant aux migrateurs d’entrer dans le fleuve à son embouchure, à coût de millions d’euros. L’Allemagne a quant à elle aménagé les réseaux de petits affluents de la région de Fribourg-en-Breisgau, et la Suisse, ses affluents en amont du Vieux Rhin. Autant d’efforts vains face au retard pris par la France en ce qui concerne ces énormes et infranchissables barrages de Rhinau, Marckolsheim et surtout Vogelgrun.
Les louvoiements de la France
Pourtant, dès 2013, la France s’était formellement engagée à équiper ses grands barrages de Rhinau et Marckolsheim. Mais elle a ensuite clairement traîné des pieds et même tenté de louvoyer. D’abord dès 2015, elle défend un projet de passe à poissons mobile, évitant les lourds travaux d’équipement de ses trois gros barrages. L’idée ? Capturer les poissons en aval de Rhinau, pour les transporter en bateau en amont de Volgelgrun et les relâcher dans le Vieux Rhin, à l’habitat plus propice que celui du grand canal. De là, les poissons peuvent poursuivre leur route jusqu’à Kembs, déjà équipée, puis jusqu’en Suisse et donc théoriquement jusqu’à la ligne d’arrivée symbolique de Bâle. Tollé dans le monde scientifique et chez les ONG de défense de l’environnement. Le projet, jugé trop artificiel, est retoqué.
Puis c’est silence radio. La France n’avance plus aucune proposition. En décembre 2018, une coalition de 35 ONG, Salmon Come Back, décide de saisir la Commission européenne au sujet de l’inertie française. Convaincue par leurs arguments, l’institution rappelle la France à ses obligations l’été suivant : celle-ci n’a ni calendrier, ni plan de financement à présenter pour mettre en place ses engagements.
Rhin Vivant pour contourner les barrages
Lors d’un point d’étape de la Commission internationale pour la protection du Rhin (CIPR) à l’été 2019, la France avance alors un nouveau scénario qui lui permettrait une fois de plus de se soustraire à l’aménagement des trois barrages. Cette fois, elle propose de miser sur son nouveau plan « Rhin Vivant » de 40 millions d’euros, porté par l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, donc l’État, pour reconnecter les petits bras contournant le cours du fleuve principal du Rhin.
Selon les Français, ces aménagements suffiraient à rendre accessible le Vieux Rhin en évitant les trois barrages. Un projet louable pour restaurer des habitats propices aux migrateurs, mais qui ne compenserait en rien la nécessité de faire remonter les poissons en amont de Rhinau et Marckholsheim. Car l’attractivité des petits cours d’eau ne pèse pas grand-chose face à celle du fort débit du cours principal du fleuve.
C’est raté pour Bâle 2020, la France s’engage pour 2040
C’est raté donc, pour l’objectif « Bâle 2020 », qui visait à rétablir la continuité écologique du Rhin. Échec dont le retard de la France porte toute la responsabilité.
En février 2020, lors du rendez-vous interministériel de la CIPR, qui se tient tous les six ans, Pays-Bas, Suisse et Allemagne obtiennent in extremis une avancée significative de la France. Le pays s’engage dans le nouveau plan Rhin 2040 sur un calendrier de mise en service des passes à poissons de Rhinau en 2024 et Marckolsheim en 2026.
Puis, à la surprise générale, le plan de relance économique du gouvernement annoncé en septembre 2020 comporte une enveloppe de 80 millions d’euros pour aménager les deux barrages. Un calendrier, un plan de financement, l’aboutissement de vingt ans de tergiversations se dessine.
Pour Jean-Franck Lacerenza, le franchissement des barrages de Rhinau et Marckolsheim a du sens :
« La circulation des poissons dans ce tronçon du Rhin leur donnera accès, moyennant quelques autres aménagements en cours, à toutes les rivières des environs de Freiburg, à l’habitat propice. »
Les plus grandes passes à poissons de France
EDF a débuté les études pour l’aménagement des barrages de Rhinau et Marckolsheim. Régis Thevenet, directeur des concessions et de l’environnement à Hydroest, la branche hydraulique d’EDF, explique :
« Les passes à poissons de deux barrages devraient être assez similaires mais un peu plus complexes que celle de Strasbourg. Il y aura des dizaines de bassins en escaliers qui passeront au-dessus de l’usine pour franchir une hauteur d’eau de 13 mètres. La grosse différence, c’est que cette fois, il faut attirer les poissons sur les deux rives à la fois, puis mener ceux arrivés de la rive gauche jusqu’au dispositif de franchissement situé rive droite, par un canal. Nous visons la fin des études pour fin 2021. Les deux chantiers devraient commencer à un intervalle de six mois. Il s’agira des plus grandes passes à poissons jamais conçues en France. »
L’impossible passage de Vogelgrun
Restera l’arlésienne du barrage de Vogelgrun, d’une conception beaucoup plus vieille et beaucoup plus difficile à aménager. Depuis des années, un groupe de travail de la CIPR cherche des solutions. L’une consisterait à faire monter les poissons au-dessus du barrage de 13 mètres, mais la redescente pose problème, prévient Jean-Franck Lacerenza :
« On ne sait pas faire descendre les poissons. À l’arrivée, ils seraient perdus et déstabilisés par les variations et chercheraient à refaire le chemin inverse, plutôt que de poursuivre leur route. »
La deuxième hypothèse consiste à faire passer les poissons sous le barrage à travers un tunnel de plusieurs centaines de mètres. Là non plus, l’efficacité ne serait pas au rendez-vous, poursuit le directeur de Saumon Rhin :
« Il y a une barrière comportementale pour les poissons à s’engager dans un si long tunnel immergé. Par ailleurs, la variation de la température de l’eau, des deux côtés d’une telle passe, serait trop perturbante pour les migrateurs qui deviendraient des proies. »
Dans le nouveau Plan Rhin 2040 de la CIPR, aucune date n’est avancée pour la concrétisation de la passe à poissons de Vogelgrun. Les rivières suisses attendront donc pour recevoir les migrateurs dans les espaces qu’elles ont aménagés.
La question de la dévalaison laissée de côté
Lors de l’annonce des priorités du plan de relance, Alsace Nature s’est inquiétée que les efforts se concentrent uniquement sur l’aménagement du Rhin principal au détriment du soin de ses annexes, où se situent les habitats des poissons.
En outre, les technologies actuelles ne permettent pas aux poissons de redescendre en sécurité en aval des barrages. Jean-Franck Lacerenza souligne :
« 10% des poissons meurent en passant les turbines de chaque barrage. D’autres sont gravement blessés. Donc à l’arrivée, il n’en reste plus beaucoup. »
Les saumons adultes qui remontent le Rhin décèdent naturellement après la reproduction. Mais les difficultés de dévalaison impactent leurs petits, ainsi que les anguilles principalement. Si les efforts de la France pour permettre la remontée des poissons se font enfin sentir, le problème de leur dévalaison, c’est-à-dire de leur redescente vers la mer, reste donc entier.
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