« Tout le monde derrière la banderole ! » En milieu d’après-midi, samedi 15 mai, Ruken Caroline Bulut s’époumone dans un mégaphone. Face à elle, le cortège de tête de la manifestation en soutien à la Palestine. Ce sont surtout des jeunes, principalement des hommes, qui écoutent la militante sans broncher. Lorsque le premier rang s’est bien placé derrière le slogan « Palestine, urgence », la jeune femme au keffieh relance la marche. Cette autorité naturelle, qui étonne même son camarade et militant palestinien Amine, Ruken Caroline la tire d’une vie de lutte contre toutes les formes d’oppression. En tant que femme kurde, ses combats ont commencé dès le plus jeune âge.
« Imprégnée » par la politique depuis toute petite
Ne sachant pas encore marcher, le père de Ruken la porte sur ses épaules lors de manifestations à Strasbourg. Les marches sont organisées par le Nouveau Parti Anticapitaliste, le syndicat CGT, les Kurdes… Dès son plus jeune âge, sa mère l’encourage à exprimer ses opinions et la félicite. Ruken se souvient d’une scène, lorsqu’elle avait huit ans. Debout, devant toute sa classe de primaire, Ruken quitte un cours où « l’on en apprend plus sur Atatürk (Mustafa Kemal, fondateur de la République turque) que sur la langue turque. »
À Haguenau, où elle vit avec sa mère, elle s’identifie à la communauté turque : « Je n’avais pas conscience de mes origines. Je voyais bien qu’à la maison ma mère ne parlait pas tout à fait la même langue. Mais elle ne m’a pas appris à la parler pour éviter de marquer trop tôt une différence entre les autres enfants et moi. » La jeune enfant que tout le monde appelle Caroline (son deuxième prénom) parle uniquement français à sa mère : « Je ne voulais pas que ma mère fasse partie de ces femmes, habitant depuis longtemps en France mais qui ne parlent pas la langue ».
Un changement radical
Ce n’est que vers onze ans qu’elle découvre la vérité sur ses origines. Sa famille, qui jusque-là avait voulu la préserver au maximum des potentiels conflits avec les autres enfants turcs de l’école, lui dit la vérité. Ils sont originaires du Kurdistan. Son père et son frère lui parlent de ce pays à cheval entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran. À la fois Kurde et alévi (branche de l’islam), deux minorités dans ces pays à majorité sunnite, sa famille a dû fuir les persécutions et s’est installée en France. Dès cette révélation, « un changement à 180 degrés » s’opère pour Ruken :
« J’ai commencé à beaucoup m’informer sur le sujet, me rendre à mon initiative à toutes les marches kurdes. Quand on a compris qui nous étions, je ramenais ma sœur avec moi aux manifestations à Strasbourg, Paris, Berlin… J’ai même renommé mon groupe Skyblog « les kurdish ladies » (il s’appelait « turkish ladies » auparavant, ndlr). C’était l’élément, la case de mon identité qui me manquait. Des amis ont arrêté de me parler, alors j’ai dû m’affirmer et expliquer, jusqu’à me faire accepter. »
Pendant longtemps, l’adolescente a arboré avec fierté le jaune, le rouge et le vert sur ses vêtements. Les couleurs du drapeau Kurde. Après le lycée, elle modère sa tenue et ne porte presque plus le keffieh, apprenant à choisir les moments où le porter, « surtout en manifestation ». Pour Ruken, ce foulard représente l’engagement des combattantes kurdes, les YPG (Yekîneyên Parastina Gel, Unité de protection du peuple), un support armé pour la guérilla et la branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) : « C’est un symbole de résistance créé par les Palestiniens. »
Des premières expériences à l’école
Au collège, Ruken aide à constituer un groupe de jeunes pour se représenter au conseil municipal d’Haguenau, qu’elle baptise le NRJeunes. Elle s’en sert pour organiser un évènement contre le racisme, la discrimination et les violences faites aux femmes. Au lycée René Cassin à Strasbourg, la jeune fille, au tempérament de meneuse, continue de se positionner dans divers combats : elle rassemble des jeunes d’Haguenau pour se liguer contre la réforme des admissions post-bac en 2007, mobilise des camarades contre la fin des départs à la retraite à soixante ans en 2011…
À cette occasion, elle convainc ses camarades de l’aider à bloquer les portes, faire le tour des lycées de Strasbourg pour recruter du monde, deux jours de suite, jusqu’à marcher à chaque fois direction place Kleber. Une opération marquante pour elle. C’est sa vraie première expérience de meneuse pour un rassemblement :
« J’ai été surprise quand un commissaire de police m’a identifiée et compris que je guidais le groupe. Mais en discutant, tout s’est très bien passé. Quand ma mère l’a appris, elle a dit « ça, c’est bien ma fille. »
« Les droits de l’homme n’existent pas »
« Depuis mes 21 ans, c’est toujours Ruken », précise-t-elle. Et non plus Caroline. Ruken veut dire « souriante » en kurde. Mais la fac signifie aussi pour elle s’expérimenter en politique : en 2013, elle rejoint officiellement le Mouvement des Jeunes Socialistes (MJS). Un an plus tard, elle rejoint une liste citoyenne pour les municipales, « Haguenau vous appartient » aux côtés de Luc Lehner, arrivée deuxième. « L’idée était de représenter la jeunesse », ne manque-t-elle pas de souligner.
De sa licence de Droit à l’Université de Strasbourg, à son Master en Droit Européen des Droits de l’Homme, et son travail d’agente en intérim dans une institution Européenne au Luxembourg, Ruken tire plusieurs conclusions :
« J’ai malheureusement compris que les droits de l’homme n’existent pas. Avant mes études, j’étais pleine d’idéaux, maintenant je vois comment ça fonctionne. Je crois toujours en la diplomatie, mais je sais qu’il y a toujours des intérêts qui rentrent en compte dans la politique internationale. Alors je ne m’affilie à aucun parti, je soutiens en me mettant toujours du côté des opprimés. »
Ruken, qui aura 30 ans le 9 juin, nourrit le rêve de rejoindre l’ONU, là où elle pense qu’il y a plus de possibilités diplomatiques, comme pour amener « l’Europe à se positionner quant à la colonisation et à la politique d’apartheid menée par certains pays ». Le problème, dont elle a bien conscience, c’est qu’elle est connue pour son engagement au niveau local, et qu’elle doit donc faire attention à l’impact de ses actions : « Je ne peux pas avoir de casier judiciaire ». Elle se mobilise alors, grâce à sa « confiance » en elle, en comptant sur la liberté d’expression et son pacifisme. Sa mère, fière, s’inquiète néanmoins pour sa sécurité. Mais professionnellement, « ça ne m’a pas encore freiné », expose-t-elle.
La jeune femme continue de s’intégrer au tissu associatif. Elle fait des maraudes tous les mardis à Strasbourg, où elle rejoint également des membres de l’association Strasbourg for Uyghurs (ouïghours). Auparavant, elle se rendait aussi régulièrement à la maison des Kurdes, dont elle s’est éloignée car elle n’aimait pas « se conformer à l’idolâtrie pour Abdullah Öcalan (chef du PKK emprisonné en Turquie) ». Que ce soit en France ou à l’étranger, son engagement se tisse en lien étroit avec des associations locales, comme par exemple lorsqu’elle part occasionnellement au sud-est de la Turquie pour aider les mères et enfants du Kurdistan.
« J’ai tout de suite fait le lien entre la Palestine et mes origines Kurdes »
Au moment des attaques à la mosquée Al-Aqsa pendant le ramadan et des expulsions de Palestiniens du quartier Cheikh Jarrah, en Israël, elle a « tout de suite fait le rapprochement » entre les préoccupations de la Palestine et ses origines Kurdes, notamment en discutant avec son ami Palestinien, Imad Deajbis, qui habite en Allemagne.
« La similarité entre la cause palestinienne et la cause kurde, c’est qu’il s’agit de deux peuples qui se battent pour leur existence, pour leurs droits les plus élémentaires et la reconnaissance de leur État. La différence, c’est qu’en Palestine, ils se défendent contre un régime d’apartheid qui continue à coloniser la Palestine qui préexistait depuis 70 ans alors que les Kurdes ont mit en place une guérilla pour dénoncer le traité de Sèvre qui n’est pas respecté depuis près d’un siècle. Ce sont deux peuples qui se battent comme ils peuvent, on délégitime leurs actions en parlant de terrorisme. Que feriez vous si on venait à vous marginaliser, à faire en sorte de faire disparaître tout un peuple ? Ne vous défendriez vous pas avec les moyens du bord ? »
Il n’a fallu qu’un coup de fil passé à l’AFPS (Association France Palestine Solidarité) pour organiser le premier rassemblement en soutien pour la Palestine. Une façon, en passant par les associations, d’avoir plus de poids en préfecture. De son côté, Ruken compte sur la communauté qui la suit sur les réseaux sociaux et celle de son ami, ainsi que sur sa détermination pour aller dans la rue distribuer des tracts et informer, discuter de l’actualité : « Cela nous a empêché de dormir pendant une semaine ».
Sur place, quelques jours après, alors même que l’AFPS et le CJACP (Collectif Judéo Arabe et Citoyen pour la Palestine) ne l’ont jamais vue mais seulement entendue par téléphone, la militante se fait reconnaître. Elle n’a pourtant rien sur elle qui puisse dévoiler que c’est bien elle qui est à l’initiative du mouvement. Spontanée, elle s’empare du mégaphone et se dresse devant la foule pour crier : « Attendez ! » « Il était trop tôt pour démarrer la marche, le monde continuait d’arriver », justifie-t-elle. Puis elle improvise : « Enfants de Gaza, c’est l’humanité qu’on assassine ! »
« Je me suis sentie comme un chef d’orchestre, c’était une expérience sociale incroyable. »
« On sait comment ça marche », la conscience de la mesure
Imad, son ami Palestinien et Allemand, à côté d’elle, reprend : « Elle a amené quelque chose de moderne, au niveau de ses slogans, son énergie, mais aussi le fait de représenter la jeunesse. » Ruken a en effet prêté le micro, en le maintenant toujours à la main. Tous les deux sont conscients que la jeunesse « a besoin d’exprimer sa colère, sa frustration, sa culture, de se faire entendre ». Elle explique :
« On avance ensemble. Il faut que les jeunes se sentent en confiance et qu’ils ne soient pas dégoûtés de manifester. Il faut montrer qu’une manifestation ce n’est pas juste marcher, que ça peut être fun. Que soutenir n’est jamais démodé. »
« On a vu que les associations n’aimaient pas que les jeunes entonnent des « Allah Ouakbar ». Pourtant ça veut juste dire « Dieu est Grand », comme on pourrait dire « Mon Dieu » ou « Oh my God ». Mais on sait que c’est connoté, que ça peut être instrumentalisé. On sait comment ça marche. Alors il a fallu faire en sorte de dire que non, ici il n’y a pas de religion, ni d’origine, il n’y a qu’une humanité, tout en restant ensemble, dans un rapport horizontal ». Même réflexe, à la fin de la marche, place Corbeau, lorsque la police bloque l’accès au centre-ville :
« J’ai dû aider à dissiper une foule de 4000, 5000 personnes, en entonnant : « Rentrez chez vous, ne donnez pas l’opportunité aux autorités, aux médias, de nous salir. Ne cédez pas à la provocation ! »
À la fin, Ruken et Imad sont « émus » et heureux que cela se soit bien passé. Les associations prennent leurs coordonnées et tiennent informé le groupe d’amis. « On respecte leur méthode de travail et eux adorent la nouveauté qu’on apporte dans l’organisation des évènements. » Ils se concertent avec les associations pour mieux organiser la deuxième marche du 22 mai, après l’annonce du cessez-le-feu en Israël.
La bande des trois amis, qui se qualifie de « pacifiste et utopiste », aspire maintenant à plus :
« On réfléchit à une opération solidaire pour la Palestine, et, pour une opération politique, à une marche en Europe où on s’arrêterait à des points fixes pour rencontrer des représentants d’autorités, d’institutions… Comme le film « La Marche » avec Jamel Debouze. Une marche avec des jeunes conscients, issus de tous les horizons, qui se mobiliseraient. Aujourd’hui, il y a un écart entre la politique et la jeunesse. Je veux contribuer à le réduire. »
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