À une centaine de mètres de Behlenheim, en contrebas des champs de maïs, un ruisseau trouble coule lentement, en cet après-midi d’octobre. Comme les autres affluents de la rivière de la Souffel, il prend sa source dans le Kochersberg, une zone de culture et d’élevage intensif au nord-ouest de Strasbourg. On n’y voit aucun poisson nager. Les plantes aquatiques sont rares. Le ruisseau se jette dans la Souffel à Lampertheim, et la rivière se dirige ensuite vers le nord de Strasbourg. Tout cet ensemble communique avec la nappe phréatique, où est pompée l’eau potable.
Un sujet sensible et… politique
Le rendez-vous était fixé. Un scientifique de l’Office Français de la Biodiversité, organisme public dédié à la protection du vivant, devait participer au reportage. Mais deux jours avant, il a laissé un message vocal expliquant qu’il ne viendrait pas. Sujet trop sensible. Il doit « préserver sa neutralité vis-à-vis des acteurs du territoire ». Autrement dit, il refuse de livrer son expertise sur l’état écologique de cours d’eau, de peur de se brouiller avec les agriculteurs. Cela donne le ton.
Heureusement, il y avait d’autres possibilités de creuser la question. Mathieu (prénom modifié), un scientifique expert du sujet, a accepté de témoigner, mais préfère rester tout de même anonyme. Il participe à une grande étude sur les ruisseaux du coin, commanditée par l’agence de l’eau Rhin-Meuse, dans le cadre d’un plan d’amélioration baptisé Souffel 2027. Selon lui, le trafic important et la densité du réseau routier dans le Kochersberg dégradent fortement la rivière. Ce qui sort des pots d’échappement se retrouve dans l’eau.
Dans l’eau des ruisseaux : des hydrocarbures et des pesticides
Le bourdonnement d’un tracteur et d’une ligne à haute tension couvrent le chant des oiseaux. Le village de Behlenheim apparaît derrière les épis de maïs. Sur le site de l’agence de l’eau Rhin Meuse, les états chimiques et biologiques de la rivière ont la pire qualification possible : « mauvais ». En fouillant, on trouve toutes les mesures réalisées sur différents points de relevés. De nombreux hydrocarbures, émis par les voitures, comme des Fluoranthènes ou des Benzopérylènes, sont presque systématiquement détectés. Et le GCO (Grand contournement ouest de Strasbourg), une autoroute destinée aux camions, qui passera au-dessus des affluents de la Souffel, « n’arrangera rien à la situation », souffle Mathieu. Pour l’instant, la grande coulée de béton est vide.
Contrairement à la Bruch ou à la Zorn, qui prennent leur source dans les Vosges, la Souffel, dont tous les affluents viennent d’une zone agricole, « est alimentée par une eau polluée dès le départ par les pesticides », explique-t-il. Dans les ruisseaux, ces substances chimiques sont invisibles à l’œil nu. Mais elles sont souvent mesurées dans des concentrations importantes. Par exemple, sur une station de relevés à Mundolsheim, entre 2010 et 2019, les teneurs en herbicides dépassent régulièrement les valeurs seuils, et donc les limites de potabilité. Il s’agit des molécules dichloroaniline, acétochlore, diméthénamide, et flumioxazine.
Des doutes sur la toxicité des molécules quand elles agissent à plusieurs
Autre point sensible : à l’est de Griesheim, où une station d’épuration rejette ses eaux traitées directement dans la Souffel. Des eaux qui sont très riches en nitrites, et participent à détériorer l’écosystème d’après Mathieu :
« Toutes ces substances chimiques se dégradent dans la nature en des métabolites, que nous ne connaissons pas forcément. Nous ne pouvons donc pas les détecter. Et nous n’avons presque aucune connaissance sur leurs effets synergiques : c’est-à-dire lorsqu’elles sont plusieurs, et que leur toxicité est potentiellement amplifiée par un effet cocktail. Or, sur le terrain, il y a toujours des dizaines de molécules différentes à un même endroit. »
Daniel Reininger, « pilote » du réseau eau d’Alsace Nature (Association qui milite pour la protection de la nature et de la biodiversité), assure que « les pesticides, les nitrites et les hydrocarbures ont bien évidemment des impacts sur les organismes vivants ». Les herbicides peuvent parfois directement tuer les végétaux aquatiques. Les invertébrés et les poissons dépendent aussi de la qualité chimique de l’eau.
Les ruisseaux pollués et la nappe phréatique communiquent
Le plus inquiétant selon Mathieu, ce sont les possibles communications entre les ruisseaux et la nappe phréatique :
« On sait qu’il y a des interactions. L’eau ruisselle dans le sol et atteint la nappe phréatique inéluctablement. Par endroit, on observe des pertes d’eau importantes. Elles correspondent probablement à des fuites sous la rivière, vers la nappe. C’est le cas à Lampertheim par exemple. Quels sont alors les flux de nitrates et de pesticides ? »
Justement, on observe aussi de fortes concentrations de pesticides et autres polluants dans la nappe phréatique. Au niveau d’un point de relevé à Lampertheim, l’Aprona – observatoire de la nappe d’Alsace –, relève des concentrations de l’herbicide métolachlore et de certains de ses métabolites, largement au-dessus des normes de potabilité : le métolachlore ESA est mesuré à 0,464 µg/l, et le métolachlore OXA à 0,353 µg/l. Le seuil est de 0,1 µg/l. Dans la même commune, un puits de captage pompe l’eau potable.
Thibaut Mension, directeur local au Syndicat des Eaux et de l’Assainissement (SDEA) pour les alentours du Kochersberg, promet :
« Nous testons la présence de pesticides deux à trois fois par an sur les puits de captage de l’eau potable de Griesheim et Lampertheim. Ils alimentent les habitants du Kochersberg et du nord de l’Eurométropole. Nos analyses sont toutes publiées et vérifiées par l’Agence régionale de santé. On trouve certains pesticides dans la nappe. Mais au niveau des stations de pompage, leur concentration est toujours conforme aux normes de potabilité. Sinon, nous serions obligés de mettre en place des restrictions d’usage. La préservation de la ressource en eau potable à long terme fait partie des raisons pour lesquelles le plan Souffel 2027 a été mis en place. »
En mai 2018, Rue89 Strasbourg publiait une enquête mettant en évidence les failles dans les tests qui mesurent les concentrations en pesticides de l’eau potable. Depuis la route entre Griesheim et Mittelhausbergen, le puits de captage apparaît, au milieu des grandes cultures céréalières. Des hangars agricoles et des bâtiments d’élevage se dressent aussi sur les collines.
« Il y a un phénomène d’accumulation des pesticides dans la nappe »
Joint au téléphone, Justin Vogel, maire de Truchtersheim, témoigne de pratiques très polluantes, qui ont cessé « il y a 15 ans ». Selon lui, des solvants et des eaux de nettoyage de tracteurs contenant des détergents étaient souvent rejetées dans les ruisseaux à l’époque. Aujourd’hui, il considère que les agriculteurs font beaucoup d’efforts : « Ils utilisent des pesticides moins toxiques et à plus faible fréquence. » La chambre d’agriculture a mis en place un plan d’action pour la Souffel visant à les inciter individuellement à « mieux gérer » les engrais et les risques de ruissellement de produits phytosanitaires. « Mais pour l’instant, la production biologique est très rare dans le Kochersberg », remarque Mathieu.
Un agriculteur de Dingsheim, qui désire préserver son identité, indique que les paysans sont avant tout « des chefs d’entreprise qui doivent faire tourner leur affaire », et qu’ils ne peuvent pas se permettre de passer en bio sans garanties financières. Il estime que « les élus doivent d’abord inciter très nettement la transition et la création de nouvelles filières économiques qui vont dans ce sens ». Mathieu discute également avec des exploitants dans le cadre de Souffel 2027 :
« Beaucoup font des efforts, mais on avance à pas de souris. Le problème, c’est qu’il y a urgence. Les produits qui ont été épandus dans les dernières décennies sont en partie stockés dans le sol et ruissellent doucement vers la nappe phréatique. Ceux qui sont pulvérisés maintenant s’y retrouveront dans 30 ans. Cet effet à retardement doit être pris en compte. Il y a un phénomène d’accumulation. »
Parallèlement, le maire de Truchtersheim indique que la communauté de communes du Kochersberg, dont il est président, investit 1 million d’euros par an dans le plan Souffel 2027 et dans des aménagements contre les inondations :
« Concrètement, nous plantons des arbres autour des cours d’eau, pour amoindrir le ruissellement. Nous installons aussi des prairies, donc des bandes sans épandage de pesticides, aux abords des ruisseaux. Enfin, nous recréons des méandres, les sinuosités des rivières, pour retrouver un écoulement plus naturel. »
Sur 40% des points de mesures de la nappe phréatique d’Alsace, l’eau n’est plus potable
Effectivement, presque partout autour des ruisseaux du bassin versant de la Souffel, une bande d’arbre s’élève et contraste avec le reste du paysage. En revanche, les champs ne sont jamais très loin. Souvent à moins de 10 mètres. Leurs pentes se dirigent vers les rivières. Les molécules épandues, emportées par les eaux de ruissellement, finissent mécaniquement dedans. Bien sûr, ce problème est transposable à de nombreux territoires en Alsace et ailleurs. Avec l’étude ERMES menée en 2016, l’Aprona affirmait :
« 40% des points de mesure de la nappe phréatique d’Alsace dépassent les valeurs seuils de potabilité pour au moins une substance. »
Le plan Souffel 2027 est tiré d’une législation européenne votée en 2000 appelée directive-cadre sur l’eau. Elle impose de retrouver un « bon état » des rivières. La loi prévoit des amendes pour les pays membres qui ne la respectent pas. Pour Mathieu, cet objectif est impossible à atteindre vu le contexte :
« Même avec les petits efforts qui sont faits, il y aura toujours des ruissellements de produits phytosanitaires. Il faudrait que tous les champs soient en bio sur une bande de 100 ou 150 mètres de part et d’autre des cours d’eau pour arriver à un résultat conforme à la directive européenne. Sinon, avec l’accumulation des substances chimiques, on pourrait assister à la fermeture à moyen ou long terme de stations de captage d’eau potable. Déjà maintenant, il y a peut-être des impacts sanitaires, par exemple à cause de métabolites inconnus et toxiques. Comment être sûr que ce n’est pas le cas avec autant de pesticides dans la nappe ? »
« Il manque la volonté politique »
Rue89 Strasbourg avait mis en lumière, en mars dernier, un nombre particulièrement important de cancers et de maladies neurodégénératives diagnostiqués chez des habitants de Schnersheim, probablement en lien avec les pesticides. Ces derniers se répandent aussi dans l’air. Un conseiller municipal de Schnersheim, qui souhaite aussi garder l’anonymat, constate « un tabou autour de l’impact des pesticides », et un « manque de volonté de la part des élus, qui sont souvent des agriculteurs, pour protéger l’eau, qui est pourtant un bien commun ».
Daniel Reininger, d’Alsace Nature, plaide pour un changement de modèle agricole :
« Les choses telles qu’elles sont en ce moment ne profitent qu’à l’industrie agroalimentaire. Beaucoup d’exploitants sont en difficulté financière. Mais ils se conforment à un système ultra-polluant, avec une utilisation massive de pesticides et de très grandes surfaces cultivées en monoculture. Tout ça pour produire très peu de nourriture au final. Techniquement, la transition vers une agriculture maraîchère, sans pesticides, qui préserve notre santé, est possible. Il manque la volonté politique. »
Ce dernier demande aussi des investissements publics massifs dans les transports en commun pour diminuer le trafic et la présence d’hydrocarbures dans les ruisseaux. En attendant les politiques favorables, les cours d’eau des alentours de Strasbourg continuent à transporter des substances chimiques toxiques.
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