En 2009, après la mort de son père, le sociologue et philosophe Didier Eribon revient à Reims pour la première fois depuis son départ trente années auparavant. De cette visite, il tire Retour à Reims, essai sociologique et autobiographique. Le livre rencontre un grand succès en France (65 000 ventes) et plus encore en Allemagne (80 000 exemplaires), où il ne sort qu’en 2017. Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier imagine donc un spectacle tiré de cet ouvrage et portant son titre.
Le croisement des voix, des vécus et des violences
Le spectacle propose un dispositif sobre : un studio d’enregistrement où une actrice, interprétée par Irène Jacob, réalise la voix off d’un documentaire. Elle dialogue avec le réalisateur, joué par Cédric Eeckhout, et avec l’ingénieur du son, joué par Blade Mc Alimbaye. Ce film, version cinématographique de l’essai de Dider Eribon, montre notamment le sociologue avec sa mère. Ils y évoquent le passé avec plusieurs photographies. Le film comporte aussi des images d’archives plus ou moins récentes, notamment des passages tournés lors des manifestations de gilets jaunes. La situation du spectacle, banale, fait écho au propos du livre : partir du vécu quotidien pour dérouler une pensée plus globale.
Le spectacle est créé en anglais au festival de Manchester, puis en allemand à la Schaubühne de Berlin en 2017. Une version française est jouée pour la première fois en janvier 2019 au théâtre de la Ville Paris. Si les parties de voix-off, constituées d’extraits du texte de Dider Eribon ne changent pas, les discussions entre les trois protagonistes sont écrites spécifiquement pour cette version, et le montage du film est adapté, avec des images de dirigeants français.
Le spectacle fait écho actualité et à notre contexte. Ces moments de discussion entre l’actrice, le réalisateur et l’ingénieur offrent un recul critique sur le texte du sociologue et sur les images diffusées. Les trois personnages les commentent, débattent et se disputent. Leurs propre vécus se croisent avec le documentaire. Leurs histoires personnelles, leurs violences, leurs visions politiques entrent en contact et résonnent avec le texte de Didier Eribon. Cette mise en abime du commentaire met en évidence le principal atout du spectacle : il se pose comme catalyseur de la réflexion politique et sociale. Les regards étant nuancés, il appartient au public d’apporter sa propre réflexion, et d’activer son propre appareil critique.
Passer de l’individu au global
Si Retour à Reims marque ses lecteurs c’est qu’il ne s’agit pas d’un récit proprement individuel. À travers son propre vécu, Didier Eribon analyse son environnement. Une société n’est composée que de connexions entre les individus, et il est donc possible d’analyser les comportements des groupes à travers une histoire personnelle. Dans son essai, le sociologue s’interroge sur l’évolution de la gauche depuis les années 80, sur l’abandon d’une classe ouvrière qui s’est tournée vers les extrêmes et la montée du populisme qui a accompagné la déliquescence des politiques sociales.
L’auteur questionne aussi l’identité, lui qui a fui Reims notamment en raison de son homosexualité, inacceptable dans son milieu d’origine. Le spectacle de Thomas Ostermeier s’empare de ces réflexions et les actualise, 10 ans après la sortie du livre. Le spectacle n’est pas à regarder comme une curiosité historique, mais un bilan critique de l’Europe contemporaine.
Une première à l’image de la saison et du directeur
Retour à Reims s’inscrit parfaitement dans la ligne éditoriale du TNS de Stanislas Nordey. Après son premier mandat de cinq années, cette saison 2019-2020 est le début d’un deuxième mandat de trois ans où il lui faut poursuivre son action. Retour à Reims est un spectacle qui rejoint sa vision d’un théâtre servant de commentateur à l’actualité socio-politique. En mai 2019, Stanislas Nordey a monté et interprété au TNS Qui a tué mon père d’Édouard Louis, un jeune auteur fortement influencé par Didier Eribon, et dont un entretien accompagne les dernières éditions de Retour à Reims.
Ces deux spectacles ont en commun le fait d’être les adaptations éponymes de livres autobiographiques à dimension sociologique, de porter un commentaire critique sur la politique contemporaine et de réfléchir aux mécanismes de domination, d’exclusion et à l’abandon des classes ouvrières. Le choix de proposer Retour à Reims comme premier spectacle affirme donc la couleur que le TNS donne à sa nouvelle saison : celle d’un théâtre doté d’une conscience et d’une responsabilité politique.
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