« On passe la moitié de son temps sur son lieu de travail, » rappelle Sarah Zins, 28 ans. Lorsqu’elle s’est lancée dans la restauration, elle a reçu les avertissements de son entourage : « Ce sont des horaires décalés, on te traite mal, tu es sous payée… » Quand elle a ouvert son propre établissement en décembre 2019, le Blue Flamingo dans un bateau amarré aux docks Malraux, elle garde en tête un désir de changer ces pratiques.
Depuis octobre, le Blue Flamingo n’est ouvert que du lundi au vendredi, au lieu du mardi au samedi. « L’idée a germé durant l’été », explique Sarah. « Je cherchais un moyen d’offrir de meilleures conditions de travail à mes salariés, et à moi aussi. » Outre la gérance, Sarah est serveuse aux côtés de trois de ses employés.
Mais cette décision naît aussi d’un constat : « Manger au restaurant un lundi soir à Strasbourg, c’est compliqué ». « C’est cet été, lorsque j’avais une soirée de libre et que je cherchais où manger que j’ai remarqué que l’offre était limitée. » Une observation que fait également Benoît Migeon, 34 ans, et chef du Blue Flamingo depuis son ouverture. « Proposer autre chose que des burgers le lundi soir est intéressant car beaucoup d’établissements traditionnels sont fermés, » explique-t-il.
Le pari qu’ils font est donc risqué, mais réfléchi. « Au début je me suis dit que c’était une idée folle, » confie Sarah. « Mais au niveau du restaurant, on n’observe pas de grande différence de chiffre d’affaires entre un samedi et un jeudi, » poursuit-elle. Après quelques calculs et une décision prise, elle annonce le changement à ses employés.
De la surprise à l’inquiétude, jusqu’à la confiance
« Lorsque Sarah nous a dit que les horaires allaient changer, j’ai été inquiet pour le restaurant, » confie Julian, serveur depuis juin. Après avoir travaillé plus de 18 ans dans l’industrie de la restauration, le colombien de 33 ans pense qu’il est impossible de fermer le jour le plus lucratif. « Mais en fait, on n’a pas plus de clients un samedi soir qu’un mercredi, » constate-t-il.
Benoît Migeon confirme : « Dans mon cursus, le samedi a toujours été la journée à ne pas louper, » explique-t-il. « Mais on fait des services complets tous les jours, donc j’ai vite compris que remplir le restaurant ne devrait pas être trop compliqué, » poursuit-il. Sarah reste cependant prudente. « On n’a pas assez de recul pour savoir si ça va marcher, » estime-t-elle.
Au niveau de la clientèle, « elle vient surtout des entreprises qui ont leurs bureaux autour de nous, » explique Sarah Zins. « Et sur les additions, les chiffres sont les mêmes que lorsqu’on était ouverts le samedi, » poursuit-elle. Sur le bénéfice du restaurant – que la gérante n’a pas voulu communiquer, le changement d’horaire ne semble pas avoir pour l’instant d’effet négatif. Des chiffres qu’il serait par ailleurs difficile de comparer aujourd’hui, avec une année 2020 particulière, due au Covid.
Des semaines de 35 heures et des week-ends de repos
Le Blue Flamingo est ouvert tous les midis du lundi au vendredi, et les soirs de la semaine, sauf le mardi. Pour les employés, la journée débute à 10h30 ou 11h30, et se finit à 23 heures. Entre les services du midi et ceux du soir, les employés ont une coupure de 14h30 à 17h30, durant laquelle ils ne sont pas payés. Un système admis dans la restauration et auquel le Blue Flamingo n’échappe pas. « On travaille cinq midis et trois soirs en tout, » résume Sarah.
Dans la Convention collective de la restauration, le temps de travail des salariés dans une équipe de moins de 10 employés est fixé à 43 heures. Les serveurs travaillent huit heures de moins que dans un restaurant au fonctionnement traditionnel, puisqu’ils ont des contrats de 35 heures par semaine. Tous gagnent au dessus du salaire minimum, en fonction de leurs postes et de leur expérience.
En cuisine, les contrats du chef, des commis et de la plonge sont de 42 heures, soit une heure de moins que ce que prévoit la convention collective. Comme pour les employés en salle, leur temps de travail hebdomadaire n’est pas impacté par le changement d’horaires mis en place depuis octobre. « Notre salaire et nos heures restent les mêmes, ce sont uniquement nos périodes de travail qui changent », précise Benoît Migeon.
Camille, 23 ans, est serveuse au Blue Flamingo depuis l’ouverture du restaurant :
« Le changement d’horaire n’a pas eu d’impact sur mon salaire et me permet d’avoir des week-ends avec mes amis. Je peux vraiment avoir une vie à côté de mon travail. Je ne risque plus de tomber dans le cliché des serveurs désabusés et aigris qui fument clopes sur clopes entre chaque service… Avoir une vraie vie à côté de notre travail nous permet d’être enthousiastes quand on vient travailler. Et ça change toute l’ambiance d’un restaurant »
Camille envisageait d’arrêter de travailler dans la restauration. Aujourd’hui elle confie que si elle part du Blue Flamingo, « ce sera uniquement pour ouvrir mon propre établissement. »
Julian, lui, est marathonien. En CDD au début, il a choisi de prolonger son contrat :
« À 33 ans, mon contrat me permet d’avoir la qualité de vie que je veux. Je peux aller courir 30 kilomètres les samedis après-midis, sans me dire que je vais devoir travailler le soir. J’ai l’impression d’avoir une vie normale. Les patrons pensent qu’à cause du confinement, beaucoup de serveurs se sont réorientés. Mais la réalité, c’est que les conditions de travail sont trop difficiles et qu’ils ne veulent pas le reconnaître. »
En contrepartie, une adaptabilité saisonnière
« On va peut-être adopter un fonctionnement saisonnier, » explique la gérante. Si le nombre de couverts du restaurant reste le même à travers l’année, un bar-terrasse est ouvert entre mai et septembre. Trois personnes viennent alors compléter l’équipe, et Sarah ne sait pas s’il sera rentable, à cette période, de continuer à fermer les samedis.
« On a plusieurs hypothèses : garder le restaurant du lundi au vendredi, et ajouter le bar le samedi. On pourrait aussi retourner à des horaires traditionnels, du mardi au samedi pour tout le monde. Je ne sais pas encore. »
Sarah Zins, propriétaire et gérante du Blue Flamingo.
L’idée générale, c’est de faire plus de profit l’été pour garder les week-ends de repos pendant l’hiver. « C’est le propre de la restauration : on travaille plus entre juin et août, donc on fait rentrer plus d’argent, et en hiver c’est plus tranquille, » explique Sarah Zins.
Peut-être certains salariés devront-ils retourner au travail le samedi l’été prochain, mais « dans tous les cas, il y a un roulement pour l’équipe », précise la gérante qui explique par ailleurs que les heures supplémentaires travaillées se font sur le principe du volontariat. « Je peux leur demander de faire 39 heures à la place de 35, mais je n’irais jamais à l’encontre de quelqu’un qui refuse », explique-t-elle. « Pendant ces périodes, toutes ces heures supplémentaires sont bien sûr payées ». Une évidence pour la jeune femme, lorsqu’on estime à 2,5 millions le nombre de personnes travaillant sans être déclarées en 2019, notamment dans le domaine de la restauration.
Julian est prêt à assumer ces variations. « Je sais que c’est normal de travailler un samedi dans mon métier, » explique-t-il. « Tout est une question de souplesse et de dialogue, » estime-t-il. « La plupart des patrons ne réalisent pas que la qualité de vie est essentielle, alors quand ils s’en rendent compte, ça donne envie de rester, » conclut le jeune homme.
Difficile d’imaginer que les salariés puissent prendre des vacances durant les mois les plus prisés par les clients. « C’est aussi une question de bon sens », estime Sarah Zins. Une contrainte endémique des mondes de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme.
Garder une équipe stable : un double avantage
Pour Sarah, les bénéfices sont aussi humains que financiers :
« C’est un cercle vertueux, je n’invente rien en disant que c’est l’équipe qui fait le succès d’une entreprise, et que le capitalisme à pleine balle sans prendre soin des humains avec qui on travaille, ça ne marche pour personne. »
Mais prendre soin de son équipe, c’est aussi s’assurer de ne pas avoir à licencier, ou à recevoir de démission. Car un licenciement coûte cher : financièrement, et moralement. « Quand ça ne marche plus avec une personne dans une équipe, c’est comme un mariage, il ne faut pas forcer, » explique-t-elle. En plus, lors d’un licenciement, l’indemnité pour le salarié est d’un dixième de son salaire mensuel brut par année d’ancienneté, s’il est là depuis moins de dix ans. « Puis il faut recruter à nouveau, faire des entretiens, ça prend du temps et de l’énergie, » précise Sarah. Et lorsqu’il y a recrutement, il faut former le nouvel employé : un investissement de temps pour la gérante et pour les autres salariés.
Une entreprise humaine, mais une entreprise
Mais Sarah reste prudente sur la pérennité de son expérimentation et ne s’est pas donnée de date butoir :
« Si le chiffre d’affaires ne suffit plus à payer les salaires et les charges, on reviendra aux horaires d’avant [du mardi au samedi, NDLR]. »
Et Camille, Benoît et Julian le savent. Sarah a aussi d’autres projets pour impliquer les salariés dans l’entreprise de façon plus directe, de les y associer. Elle distribue déjà des primes occasionnelles « directement liées au chiffre d’affaire du restaurant, » explique-t-elle. En 2022, elle prévoit de mettre en place un accord d’intéressement pour ses employés. Cela signifie qu’ils pourront obtenir des primes basées sur les bénéfices du restaurant, selon un accord d’un à trois ans.
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