Jeudi 26 mars, les grands chantiers strasbourgeois sont à l’arrêt. Aux Deux-Rives, rien ou presque n’est avancé. Seuls quelques ouvriers déposent des arbres sur la Presqu’île Citadelle. Pas de mouvement place de l’Étoile, ni sur le chantier du tram à Koenigshoffen, pas plus pour la rénovation du quartier Laiterie.
Néanmoins, on remarque des artisans du bâtiment sur des petites opérations : rénovation d’un magasin à Koenigshoffen, construction d’un petit immeuble à Neudorf, parfois sans protection. À Illkrich-Graffenstaden, un ouvrier masqué procède à la destruction de l’ancienne usine Huron avec une machine.
« Le chômage partiel, on nous a dit oui, puis peut-être non »
Assis sur le trottoir, Bruce (prénom modifié) est aussi à l’ouvrage. Équipé de protections avec un collègue, ce technicien et gérant d’une petite entreprise tire des câbles dans le sol. Il sous-traite le déploiement de la fibre optique pour un opérateur national. Il ne s’est pas arrêté une journée depuis le début du confinement :
« Il y a autant de chantiers à réaliser avec autant d’effectifs. Les commandes exigent de tenir des délais et des quotas, sinon on a des pénalités. La situation est très floue, car on ne sait pas comment fonctionnent nos fournisseurs. Même le déblocage de fonds d’un crédit pour s’équiper a mis une semaine à arriver ! Pour nous, il y a des frais supplémentaires puisqu’il faut des masques, des gants et du gel, qui devient dur à trouver. Et pour le chômage partiel aussi c’est flou, le comptable a d’abord dit qu’on était éligibles, puis en fait peut-être que non. »
Seul point positif pour cet entrepreneur, « on est au calme alors que nos travaux impactent la voie publique, ce qui peut être dangereux quand quelqu’un ne fait pas attention. »
Un grand flou les premiers jours
La situation de Bruce illustre la confusion qui traverse les différents métiers des travaux publics.
Peintre-crépisseur en extérieur, Mathieu Windenberger a aussi fait face aux injonctions contradictoires. Cet artisan se retrouve « souvent à deux » sur des façades de maisons. Il raconte :
« Nous ne sommes pas dans le cas d’une entreprise qui peut se mettre en télétravail. En rentrant d’un chantier le premier mardi (le 17 mars), des policiers ont dit à une équipe qu’il valait mieux ne plus revenir. Depuis, nous avons tout stoppé. »
Dans un courrier que Rue89 Strasbourg a pu consulter, Bouygues Immobilier à Strasbourg demandait à un sous-traitant d’apporter « les mesures que vous entendez mettre en oeuvre […] qui seraient de nature à permettre la poursuite de vos travaux, à des conditions satisfaisantes de sécurité » dès le mardi 17 mars, sur un chantier qui n’avait pas fonctionné le matin-même. Des éléments à transmettre « sous 24 heures », tout en assurant « que le chantier reste en parfaite sécurité pendant toute la durée des mesures ».
Droit de retrait, garde d’enfants, ouvriers contaminés… Les raisons sont diverses pour ne plus disposer des effectifs suffisants sur un chantier. L’Eurométropole a de son côté fermé ses travaux en cours, car elle n’a plus les moyens de les contrôler. La Région Grand Est a également rapidement donné des consignes sur ses opérations.
Mais mercredi 18 mars, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a indiqué aux préfets que les chantiers « en extérieur » doivent « [se] poursuivre ». Plus violent, le lendemain, la ministre du Travail Muriel Pénicaud, s’en prend sur LCI à la Capeb, l’organisation des artisans du bâtiment : « Quand un syndicat patronal dit aux entreprises : “Arrêtez d’aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers”, ça, c’est du défaitisme ». Dans le contexte de la rhétorique guerrière du président de la République, la formule fait date.
Un « guide de bonnes pratiques » qui se fait attendre
Du côté de la Fédération Française du Bâtiment (FFB) du Bas-Rhin, on demandait au contraire de temporiser dans un courrier adressé à la préfète du département, le même jour. L’organisation refuse « une conduite suicidaire » et parle de « situation ubuesque ». « Nous ne pouvons à la fois être « en guerre » et accepter de laisser des salariés mettre leur vie en danger », fait valoir la lettre, qui insiste sur la situation épidémiologique de l’Alsace.
Finalement, c’est au niveau national que les choses s’apaisent avec les entreprises du BTP. Un « protocole de reprise » est décidé le samedi 21 mars. Mais il est soumis à un « guide de bonnes pratiques » en cours de rédaction.
Le président de la FFB 67, Jean-Luc Wiedemann, fait le point :
« Nous avions demandé un arrêt de tous les chantiers au moins jusqu’au 3 avril dans le Grand Est. Avec l’accord national, il a été acté que les chantiers peuvent reprendre, mais sous conditions. L’accord sera pour ceux qui peuvent et qui veulent, j’insiste là-dessus. Il faudra ensuite s’organiser. Les entreprises ne sont pas équipées, au contraire elles ont participé à la collecte de masques car la priorité va aux hôpitaux. Tant que le pic ne sera pas passé, cela me semble compliqué d’avoir beaucoup de reprises. Les employeurs sont responsables de la santé de leurs salariés. »
Ce sont finalement aussi ces mots qu’a employés Muriel Pénicaud le 29 mars au Grand Jury RTL/Le Figaro/LCI. Ce guide de bonnes pratiques devait paraître dès le mardi 24 mars, mais il fait l’objet de nombreux allers-retours entre organisations. Une nouvelle version attend encore une validation des ministères ce lundi 30 mars.
D’après les premiers échos, il devrait fixer une priorité des chantiers : les réparations urgentes comme lorsque la chaufferie de l’Esplanade s’est arrêtée le 24 mars, les mises en sécurité, puis les chantiers qui peuvent avancer en toute sécurité. Le texte de plusieurs dizaines de pages devrait limiter, voire interdire la « co-activité » d’entreprises.
Selon Jean-Luc Wiedemann, au moins 80% des chantiers sont à l’arrêt. Quant aux difficultés des entreprises à accéder aux dispositifs de chômage partiel, il fait part d’échanges « rassurants » avec la préfecture sur le sujet. « Je conseille de garder les preuves de fermetures de chantier. »
Les architectes mettent en garde contre d’autres risques
Une fois le protocole validé, il faudra encore composer avec les architectes, d’abord marginalisés de ces discussions. « Les chantiers ne pourront reprendre sans les architectes », met en garde l’Ordre national, qui engage toute la profession.
Pour Jean-Luc Charlet, président du Conseil régional de l’Ordre des Architectes (CROA) du Grand Est, il faut une vision d’ensemble, au-delà de la sécurité sanitaire :
« Nous n’avons pas d’opposition de principe à la reprise des chantiers, mais plus qu’une règle générale, il faut une lecture fine, presqu’au cas par cas. Les grands groupes du BTP ont une vision large et structurée qui leur permettra de mettre en place ce guide, mais sur des milliers de chantiers, ce sont des petites entreprises avec des compétences ciblées, et pas le temps de suivre toute l’actualité. Reprendre trop vite ferait prendre le risque de se retrouver avec des blocages juridiques, financiers ou administratifs. Il faut d’abord s’assurer que le commanditaire, le maître d’ouvrage, souhaite que son chantier se poursuive de suite ou préfère temporiser s’il doit faire face à d’autres dépenses. Et puis les métiers du bâtiment ont des répercussions entre eux. Par exemple, si une entreprise peut réaliser une opération de terrassement avec un ouvrier seul dans son véhicule, mais que celle qui suit ne peut pas enchaîner, qui prendra la responsabilité d’un terrain qui s’affaisse entre temps ? Il faut donc des décisions partagées. »
L’architecte doit faire valoir cette position avec Josiane Chevalier, la préfète de la Région Grand Est, et d’autres parties prenantes lors de la semaine à venir. Lors d’une réunion téléphonique, des élus strasbourgeois avaient déjà demandé au maire de plaider auprès du Centre opérationnel départemental (COD) de la préfecture, pour une situation particulière (« d’extra-territorialité ») pour le Grand Est, durement touché. Architectes, organisations patronales et économistes doivent faire valoir une position commune dans un communiqué à paraître ce lundi 30 mars.
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