« Les derniers chiffres sont assez dramatiques ». Selon l’enquête réalisée par les Etats généraux de la BD en 2016, les hommes gagnaient 75% de plus que les femmes en 2014, sur les revenus personnels avant impôts. Une réalité que déplore Laure Bettinger, conseillère juridique à l’association d’auteurs et d’autrices de Strasbourg, Central Vapeur.
Une féminisation du métier, qui reste extrêmement précaire
L’étude que Laure Bettinger présente a été réalisée sur la base d’un questionnaire rempli par 1 500 personnes, soit « la base de données la plus importante jamais recueillies sur les auteurs de BD francophones. » Et même si elle date de 2016, elle reste une référence dans le milieu. Laure Bettinger souligne également que 27 % des répondants étaient des femmes, un chiffre en augmentation par rapport aux années précédentes, ce qui montrerait donc une féminisation du métier.
Tous les chiffres de l’étude reflètent par ailleurs la précarité du métier pour l’ensemble de ses acteurs. On apprend ainsi qu’en 2014, 32% des auteurs de BD et 50% des autrices vivaient sous le seuil de pauvreté, alors fixé à 12 024€ de revenus annuels.
Les Rencontres de l’Illustration de cette année, portées par Central Vapeur, ont pour thème « Femmes, identités, visibilités » et se déroulent du 16 mars au 2 avril. Elles sont justement l’occasion de revenir sur la place des femmes dans le monde de l’illustration et plus largement dans l’art. Trois autrices strasbourgeoises reviennent ici sur leur expérience du métier.
Hélène Bléhaut : « Les gens ont parfois encore du mal à reconnaître que l’illustration est un vrai métier »
Illustratrice et autrice, Hélène Bléhaut, 32 ans, a été formée entre l’École Estienne à Paris, la HAW d’Hambourg et la Haute École des Arts du Rhin (HEAR) à Strasbourg, en didactique visuelle (ou pédagogie par l’image). Diplômée en 2014, elle a ensuite été monitrice à l’atelier photo de la HEAR pendant un an, ce qui lui a permis de continuer à bénéficier des ateliers de l’école. Elle y développe alors une idée de reportage transmédia autour de musiciens haïtiens, réalisé avec le soutien de bourses qui lui permettent de rentrer dans ses frais, mais pas d’être rémunérée en tant que tel. Elle travaille surtout à partir de témoignages, se considérant comme une autrice-illustratrice du réel.
« J’ai réalisé beaucoup de choses bénévolement, notamment pour me faire connaître et multiplier les réalisations que je pouvais présenter en exemple. Rapidement, j’ai cumulé les jobs alimentaires, en parallèle des commandes que j’arrivais à décrocher – très souvent au culot. Mais les boulots alimentaires ont fini par me prendre trop d’énergie et empiéter sur ma capacité à créer. Aujourd’hui, je suis illustratrice à temps plein. Mes revenus proviennent de mon travail et des différentes aides auxquelles j’ai droit, comme la prime d’activité et les APL. »
Actuellement, Hélène Bléhaut vit majoritairement de commandes qu’on lui passe, tout en travaillant sur des projets personnels qui ne lui rapportent peu ou pas d’argent. Les bonnes années, elle gagne environ 15 000 € brut, mais cela peut vite chuter. Le Covid a mis un réel coup d’arrêt à ses rentrées d’argent, notamment en 2020 où elle n’a touché qu’un peu plus de 4 000 €.
Un phénomène de « boys club »
Face aux chiffres avancés par l’enquête États généraux de la BD, la jeune femme n’apparait pas si étonnée :
« Je pense que, comme dans la majorité des emplois aujourd’hui, les femmes ne sont pas aussi bien entraînées que les hommes à défendre leur salaire. Elles osent moins négocier, poser leurs limites… Puis il y a aussi clairement un phénomène de « boys club », d’entre-soi masculin. En 2016, sur trente noms en lice, aucune femme n’a été nommée au Grand Prix d’Angoulême. Un collectif s’était alors monté à l’époque, et – heureusement – le système de sélection a changé après ça. »
Hélène Bléhaut.
Qu’elles gagnent ou non, la présence des femmes en tant que nommées dans les différents prix peut leur donner une visibilité non-négligeable. Les illustratrices semblent donc doublement pénalisées. D’abord parce qu’elles ont moins de visibilité et ont donc moins de travail, ensuite car ce travail est souvent moins bien rémunéré que chez les hommes.
« Dans ces conditions, le soutien entre pairs est primordial », insiste Hélène Bléhaut, en évoquant ses échanges avec les artistes qui partagent son atelier du Bastion 14 (un dispositif tremplin mis en place par la Ville pour les artistes émergent·es, qui leur permet d’occuper un atelier pour une somme modique), et les membres de Central Vapeur. Échanges sur les bonnes pratiques, sur les manières de négocier, de tenir son prix si on l’estime juste, de démarcher… Selon la jeune femme, le monde de l’illustration souffre d’un manque de reconnaissance en général :
« Même si les gens ne le disent pas ouvertement, j’ai parfois l’impression qu’ils ont encore du mal à reconnaître que l’illustration un vrai métier. Cela se ressent quand ils nous demandent des illustrations pour un prix dérisoire, ou quand ils trouvent normal qu’on travaille bénévolement. »
Pour aider les jeunes diplômés sur cet aspect, Central vapeur a sorti un « Guide de la négo pour les pros », que l’on peut acheter sur sa boutique en ligne.
Anna Griot : « Si j’arrive à vivre correctement aujourd’hui, c’est en mixant trois professions : l’illustration jeunesse, le tatouage et la médiation culturelle »
« Le métier d’illustrateur, c’est beaucoup de liberté, mais aussi beaucoup de précarité. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’agrandir ma palette de profession, mais en faisant toujours quelque chose en lien avec le dessin et ce que j’aime. » C’est ainsi que se présente Anna Griot, 28 ans, illustratrice jeunesse. Née à Paris, elle est venue à Strasbourg pour ses études. Diplômée d’un master depuis 2018, elle vit depuis entre les deux villes.
Dès sa licence, elle a commencé à démarcher des éditeurs : « J’avais envie de voir ce que donnait mon travail en le confrontant aux yeux des professionnels. » Pour ce faire, elle réalise un portfolio avec une vingtaine de dessins, repère les noms d’éditeurs jeunesse en librairie, puis leur envoie son travail.
C’est l’un des principaux conseils qu’elle souhaite partager :
« Les deux premiers livres que j’ai illustrés sont sortis pendant que j’étais encore à l’école, en avril 2018. Il ne faut pas hésiter à se lancer assez tôt, car l’engrenage prend du temps à se mettre en route. Quand tu arrives sur le marché du travail, il n’y a pas grand monde qui vient te chercher. Il m’a fallu deux ans et demi pour réellement commencer, mais comme j’étais encore en étude, ça allait… J’ai aussi accepté beaucoup de tâches bénévoles pour me faire connaître. »
« Ça a été très dur pour les premières, mais elles ont pavé la voie pour ma génération »
À sa sortie d’école, elle décide de trouver un emploi à mi-temps et continue à démarcher des maisons d’édition. « J’ai grandi avec un père qui travaillait en indépendant et cumulait trois métiers différents. Cela ne me faisait pas peur outre mesure, car je savais qu’on pouvait s’en sortir comme ça », résume-t-elle. Aujourd’hui, elle s’est aussi formée au tatouage, dont elle tire environ 40 % de ses revenus. Le reste provient de son travail d’illustratrice et des ateliers qu’elle réalise en tant que telle. Si elle ne souhaite pas communiquer de chiffre précis, elle estime qu’elle « s’en sort bien », et considère que son niveau de vie correspond à celui de la moyenne des Français.
Interrogée sur sa place dans le milieu de l’illustration en tant que femme, Anna Griot pense qu’il y a du mieux ces derniers temps :
« Je connais des illustratrices pour qui cela a été un frein, mais je n’ai personnellement pas vraiment senti de discrimination. Mon cas est cependant particulier, parce que l’illustration jeunesse est un milieu très féminin. J’ai l’impression que c’est un peu comme dans le milieu du tatouage qui était également très masculin, mais qui se féminise beaucoup. Ça a été très dur pour les premières, mais elles ont pavé la voie pour ma génération. »
Elle insiste tout de même sur la précarité persistante du métier : « Il suffit d’une crise, comme celle du Covid, du papier ou de l’énergie, pour que notre équilibre soit remis en question. » Une instabilité qui se ressent tant économiquement que psychologiquement. Pour pallier en partie le problème, elle a mis en place un système de trésorerie où elle met de côté de l’argent tous les mois. Aujourd’hui illustratrice d’une vingtaine d’albums et de roman jeunesse, elle travaille sur un gros projet dont la sortie est prévue pour Noël 2023, tout en développement son activité de tatoueuse.
Garance Coquart-Pocztar, « Je me rends bien compte qu’on propose plus de projets à mes collègues hommes que femmes »
Garance Coquart-Pocztar est illustratrice, autrice de bandes dessinées et photographe. Elle participe cette année aux Rencontres de l’illustration avec l’exposition Des cartes, des femmes, qui propose de cartographier la place des femmes dans la ville. Ses œuvres seront exposées avec celles de Nadia Diz Grana, du 17 mars au 28 mai au 5e Lieu.
Sur son site, elle présente son travail comme traitant « principalement des discriminations, de la norme et des imaginaires que peuvent véhiculer les figures populaires ». La réalisation qui l’a fait connaitre est sa bande dessinée La pluie et la lumière forment l’arc-en-ciel, dans laquelle elle raconte son quotidien de jeune intervenante sillonnant l’Alsace pour lutter contre les discriminations des LGBT+ en milieu scolaire. Se revendiquant féministe, elle travaille souvent pour des associations LGBT+, ce qui la « préserve majoritairement du sexisme qui peut exister dans le métier », raconte-t-elle.
Pourtant, elle y a quand même déjà été confrontée, et ce dès sa sortie de la HEAR dont elle a été diplômée en 2018. Elle revient sur un épisode qui l’a marquée à l’époque :
« Lors de ma sortie d’études, j’ai réalisé une exposition avec deux autres artistes. Nous étions deux femmes, mais on a très clairement senti que l’interlocuteur privilégié était l’homme. Aujourd’hui encore, je dois parfois faire face au sexisme de certains commanditaires. »
Strasbourg, « une ville accueillante pour les jeunes illustrateurices »
Pour faire face aux difficultés du métier, il est important pour Garance Coquart-Pocztar, mais également pour Anna Griot et Hélène Bléhaut d’être dans un environnement accueillant qui leur permet de s’épanouir. Pour elles, c’est le cas à Strasbourg. « C’est une ville à taille humaine, où il y a à la fois de la place pour se lancer, une communauté forte et des acteurs entreprenants », décrypte Garance Coquart-Pocztar en citant une nouvelle fois Central Vapeur, les festivals, mais aussi des librairies comme celle de la Place Kléber.
On pourrait également ajouter la présence d’éditeurs, comme les Éditions 2024 qui travaillent régulièrement avec d’anciens élèves de la HEAR. Une maison d’édition qui a beaucoup fait parler d’elle l’année dernière pour avoir publié Le Grand vide, de Léa Murawiec, qui a reçu le Prix du Public au festival d’Angoulême 2022.
Actuellement, Garance Coquart-Pocztar a réussi à trouver un certain équilibre économique, notamment grâce à des résidences rémunérées, pendant lesquelles elle crée et réalise parfois des ateliers en milieu scolaire. En fonction de leurs durées et des engagements, elle y touche entre 500€ et 11 000€. « Cela me convient aujourd’hui, car je n’ai pas de famille à charge ni de trop gros frais, mais sur le long terme, c’est difficilement tenable. Ce métier mérite d’être davantage valorisé et protégé, que ce soit pour les femmes ou les hommes », conclue-t-elle.
Chargement des commentaires…