Un quai, un hangar, une banlieue anonyme au fond d’une nuit de misère. Une silhouette se découpe sur le mur d’un bâtiment, nettement distincte par son allure, sa propreté et son apparente richesse. Maurice Koch est un homme d’affaires inapte à tout et bon à rien. Il ne sait ni conduire sa voiture, ni acheter ses propres vêtements. Il vient de perdre des millions, confiés à sa gestion. En fuite, calme, il est venu se jeter dans le fleuve comme il irait au bureau, avec deux pierres dans ses poches. Dans son sillage, sa secrétaire Monique tente de le raisonner, de le ramener, et de quitter au plus vite la zone portuaire en ruine où les deux bourgeois sont des étrangers.
Le piège où s’est englué le monde
Koch marche, à cette heure et en ce lieu, avec un désir. Il veut disparaitre. Il est prêt à faire affaire avec les habitants du port, leur payant son droit de s’approcher du fleuve et de se laisser couler. Mais en face de lui, la famille refuse, car elle espère bien plus que ce qu’il leur offre. Tout tourne autour de l’argent, et l’argent lui-même est sujet à débat. Koch affirme que sa voiture, sa montre et ses cartes de crédit sont du vrai argent ; que les pièces et les billets qu’attendent ses interlocuteurs sont une monnaie de pauvre. Déjà, dans leur définition de la richesse, les personnages mettent en jeu leur valeur sociale, leur position, et leur honneur.
Le commerce est une thématique centrale chez Koltès. C’est la seule constante fiable dans un monde d’obscurité et de menace. La seule justice qui existe entre les hommes et les animaux. Et, en même temps, le plus violent conflit qui soit. Dans le deal, celui qui se découvre en premier s’expose aux coups. Quai ouest se concentre autour des désirs des uns et des autres, parfois clamés, parfois murmurés avec honte. Désirs d’argent, de pouvoir, de sexe ou de lumière : pour les contenter, chaque personnage se tient prêt à mordre et à dévorer les autres. Rien ne se résout pour de bon, car personne ne prend vraiment l’ascendant. La victoire gagnée au milieu de la nuit est déjà nulle au matin. Lorsque Monique récupère les clés de la Jaguar, il manque une pièce du moteur. Lorsqu’elle finit par l’obtenir, elle découvre que les pneus ont été crevés.
Au fil des jours qui se succèdent comme de courtes trêves de grisaille, la situation s’enlise durablement. Le quai est un lieu d’où l’on ne part pas. Il y a une dimension allégorique évidente dans le spectacle. Chacun des personnages campe un type socio-culturel bien précis : le bourgeois, la mère de famille, le jeune qui rêve d’aventure, l’immigré silencieux. De l‘autre côté du fleuve, il y a quelque chose, souvent mentionné, jamais expliqué. Il y a les gens qui ont pris le ferry, dernière connexion du quartier. Ceux qui ont coupé l’électricité, l’eau. Ceux qui viendraient s’ils soupçonnaient, dans les ombres des masures, le moindre soupçon d’illégalité dans les rêves rêves des habitants.
Quai ouest compile un bon nombre des obsessions de Bernard-Marie Koltès. Il y fait se croiser ses duos dichotomiques habituels : le riche et le pauvre, l’homme et la femme, le blanc et le noir. Ces oppositions ne sont jamais gratuites : elles sont la manifestation d’un rapport de force permanent et d’une violence sociale qui ne se calme pas. Dans le microcosme du quai, c’est avec précision et cruauté que les personnages se confrontent et s’écharpent. Selon les mots de Koltès, la confrontation entre des êtres qui ne se ressemblent en rien, sauf le fait de manger de dormir et de marcher, nécessite des circonstances bien particulières. Le hangar, comme le théâtre, sont des lieux aptes à ces rencontres.
Dernière cigarette avant l’oubli
C’est justement de cette puissante incompatibilité entre les individus que nait toute la dynamique de la pièce. Ils ne parviennent pas à s’entendre. Les objets passent de main en main : les clés de la voiture, la tête de delco, la montre, la kalachnikov. Le briquet s’échange, allume des cigarettes qui, comme les conversations, sont vite épuisées. Les personnages se manquent sur le terrain de la compréhension et se voient réduits à une lutte au corps à corps, les mots au fond des poings.
Dans le rôle de Maurice Koch, on retrouve Laurent Poitrenaux, un acteur récurrent des spectacles de Ludovic Lagarde. Avec la finesse qui le caractérise, il pose son personnage dans toute sa violence sociale de dominant, mais avec une fragilité confondante. Koch méprise et crache sur tout ce qui l’entoure. Il est, dans le même temps, totalement inapte à s’occuper de lui-même. La blessure au pied qu’il traine le désigne comme une victime absolue, mais c’est toujours son bon plaisir que vont solliciter les autres. Ses sursauts de volonté, pour hâter sa fin, sont électrisants, comme des flashs de lucidité sur sa propre destination.
Le spectacle s’ouvre par un échange entre Laurent Poitrenaux et Micha Lescot, qui incarne Charles. Une singulière similitude entre le phrasé, les inflexions et le débit des deux acteurs installe d’office un lien entre leurs personnages. Opposés par la richesse, par l’âge, ils demeurent tous deux persuadés de n’avoir besoin de personne et de diriger leur vie vers une échappatoire évidente (pour l’un le suicide, pour l’autre la fuite). Christèle Tual joue la secrétaire, très maternelle, soucieuse du bien de Maurice Koch. Mais Monique se montre insultante et méprisante envers les autres, réservant sa compassion à ceux de son rang. Sa chute va de pair avec celle de Maurice. C’est l’expiration d’un capitalisme colonialiste ancien, remplacé par de nouvelle méthodes, par des chiffres plus mécaniques et plus impalpables que jamais. La Jaguar XJS, incapable de les tirer du guêpier, ressemble à ce modèle de société moribond qui s’est échoué mollement au bord du fleuve.
La dualité dont ne peut résulter que la violence
Tous les personnages forment ainsi des duos qui s’affrontent ou se soutiennent, variant au gré des scènes. L’échange entre Léa Luce Busato (Claire) et Antoine de Foucauld (Fak) ressemble à un jeu enfantin, mais cache toute la violence et la prédation de l’emprise patriarcale. Le non-dit couve une grande brutalité, et passe pour plus cruel encore que ne le serait l’expression en pleine lumière des intentions de l’homme. La discussion est pourtant comique, car rien n’est monolithique dans ce spectacle. Les registres sont mélangés comme ils peuvent l’être au quotidien. Ce réalisme accentue encore le désespoir de ce qui se déroule sur scène. Fak est celui qui ressemble le plus à un animal. Il n’exprime aucun rêve. Il ne fait ses calculs que pour son profit. Il prend, puis disparait, froid et avide.
Laurent Grévill (Rodolphe) et Dominique Reymond (Cécile) rejouent une construction classique de couple. Cécile est à l’initiative, autoritaire, elle planifie les opérations, abat ses cartes pour obtenir ce qu’elle désire. Elle rappelle leur honneur perdu, eux qui étaient une famille respectée dans leur pays d’origine. Rodolphe est profondément égoïste. Il cultive dans le secret son attachement à la violence, aux armes à feu et son désintérêt pour ses proches. Kiswendsida Léon Zongo joue Abad, homme noir silencieux, véritable miroir de Koch, qui ne parle qu’au creux de l‘oreille de Charles. Sans parole audible, il écoute, regarde, interagit lorsqu’on lui demande. Il est la cible des attaques, des menaces, comme lorsque Rodolphe lui fait comprendre que si les autorités se mêlent de leurs affaires, il n’aura aucun mal à l’accuser. C’est pourtant lui qui a sorti Koch de l’eau, et qui reste de marbre pendant que tous les autres cherchent à tirer profit du bourgeois grelottant. Chaque personnage a plus d’un double, et plus d’un opposé. C’est cette interconnexion des conflits et des intérêts, parfois convergents, qui donne à la micro-société sa force explosive.
Le cycle des jours et des nuits entraine dans la mise en scène des extinctions successives de la lumière. Ce roulement abêtit le regard, bouffi comme l’est celui des habitants insomniaques du port. Quai ouest laisse un goût d’inachevé et de désillusion. Personne ne quitte la zone sombre qui jonche le plateau, malgré toutes les tentatives. Les personnages ressemblent à des oiseaux pris dans une nappe de mazout, avec l’espoir de s’en échapper au prochain battement d’aile. Même dans leur comportement, parfois ignoble, il est dur de tous les détester, comme il est dur de condamner un fauve lorsqu’il broie la nuque d’une proie. Tout désemparé devant ce spectacle, le jugement devient inapplicable, et il ne reste qu’une infinie pitié. La fable importe peu, puisque dans cette succession de tableaux ombreux, la narration est secondaire. Pourquoi alors limiter ce qui se joue à la scène, comme si cela n’était qu’une fiction passagère sans aucun rapport avec l’extérieur ? Quai ouest ouvre une plaie dans le théâtre. Son eau sale suinte des programmes, sourd à travers les sièges rouges et baigne la rue nocturne, bien après la fin des applaudissements.
Chargement des commentaires…