Les artistes amateurs et professionnels avaient du 3 au 29 octobre pour décorer à leurs frais des panneaux de deux mètres sur deux mètres autour d’une résidence en construction rue Langevin, dans le quartier Cronenbourg de Strasbourg. Un concours organisé par le promoteur immobilier Stradim. Les participants ont cédé des droits d’auteur à l’entreprise et ne seront jamais rémunérés pour leur travail, sauf s’ils gagnent.
Des modalités que dénonce Florent Schmitt, graffeur depuis 15 ans, qui a choisi de participer au concours à sa manière. En guise d’œuvre, il a inscrit ces mots, sur l’un des panneaux disposés par le promoteur :
« Offre d’emploi. Groupe immobilier recherche graffeur pour travail gratuit. Rémunération : 0,00 euros contre cession des droits d’auteur. »
Peu de participants
Les conditions de participation au concours intitulé Street Art Challenge sont claires et accessibles en ligne : peindre une œuvre sur un panneau rue Langevin, la poster sur Instagram en mentionnant le promoteur et le hashtag du concours avant le 29 octobre. « Stradim publiera [toutes] les photos sur son compte Instagram @stradim-immobilier le 3 novembre pour que le public puisse voter ». S’ensuit donc le fameux vote du public jusqu’au 14 novembre, 16 heures, pour une annonce des gagnants le lendemain sur le réseau social.
Deux prix sont prévus pour récompenser les participants. Un premier de 2 000 euros décerné par « le comité de direction » de l’entreprise, accompagné du « privilège de décorer le hall d’un des bâtiments de [la] résidence [rue Langevin] », selon les termes du promoteur. Un second de 1 000 euros pour l’œuvre récoltant le plus de mentions « j’aime » sur Instagram. Aucune rémunération, donc, pour tous les autres graffeurs. « Nous avons trois ou quatre participants [éligibles au vote du public], le concours n’a pas suscité l’engouement espéré », précise Lucie Kessler, responsable marketing et communication de Stradim.
Qu’ils soient lauréats ou non, tous cèdent par contre leurs droits patrimoniaux au promoteur : ils « acceptent à titre gracieux que le Groupe Stradim utilise leur œuvre sur des supports print, sur internet ainsi que sur les réseaux sociaux pour une durée de 10 ans sur le territoire mondial », et renoncent à demander compensation si leurs œuvres sont exposées par le groupe.
Un règlement déposé à l’étude d’huissiers de justice Connect’huiss à Strasbourg. Une cession de droits conforme aux dispositions du code de la propriété intellectuelle.
Opportunité ou exploitation ?
Ce concours, selon le groupe, a pour but de « proposer un espace où les artistes peuvent exprimer leur créativité et mettre en avant leurs talents ». Il serait une « opportunité de pouvoir mettre en lumière son art et de pouvoir gagner un prix par la même occasion ». C’est en tout cas la réponse formulée par Stradim à la participation de Florent, justifiant être « très loin d’une rémunération à zéro euros » en citant ses activités de mécénat sur plusieurs projets strasbourgeois. « On ne force personne à participer », rappelle Lucie Kessler.
Mais pour l’artiste, « c’est insultant ». La question selon lui est de voir « qui profite de qui » : « Ils nous donnent un espace dans lequel nous exprimer, alors qu’en tant que graffeur on utilise déjà la rue ». Florent Schmitt y voit une opération de communication du groupe qui profite, gratuitement, du travail fourni par les artistes qu’il prétend valoriser. « C’est exactement ce contre quoi les artistes professionnels se battent », estime-t-il.
Il cite par exemple le projet Économie solidaire de l’art qui propose des lignes directrices aux personnes amenées à travailler avec des artistes visuels, pour s’assurer de respecter la valeur de leur travail.
Quant aux droits cédés, l’entreprise assure qu’ils ne sont nécessaires que pour pouvoir poster les photos des œuvres peintes sur Instagram, et « qu’aucune utilisation commerciale » n’en sera faite a posteriori. Elle promet également que les droits patrimoniaux seront rétrocédés aux auteurs à l’issue du concours. Mais dans le règlement mis en ligne, pas de trace de cette intention.
S’il gagne avec son œuvre, Florent reversera la somme perçue à tous les artistes participants, ce qui leur permettra de « couvrir leurs frais de matériel puisqu’aucune indemnisation n’est prévue pour eux ». Encore faut-il que Stradim soumette, comme prévu par le règlement du concours, toutes les œuvres qui lui ont été transmises au vote du public. Et ce n’est pas son intention : « Le message n’est pas en accord avec notre vision des choses », explique froidement Lucie Kessler.
« S’ils ne me publient pas, je m’appuierai sur le règlement pour essayer de participer tout de même », prévient-il. D’autant que dans le règlement, aucune exigence n’est donnée quant aux formes attendues des œuvres proposées.
« Accepter ces conditions, c’est se tirer une balle dans le pied »
Si cela paraît évident pour des artistes professionnels, « même des amateurs, ça se paye », estime Sekuouane, artiste graffeur depuis 20 ans. Il voit les jeux-concours de ce type se multiplier et les jeunes y participer pour tenter de se faire une place dans un milieu « qui se ressert de plus en plus ». « Ce sont des opérations de communication, qui donnent aux entreprises une image jeune », estime-t-il : « Elles en tirent des bénéfices, font plus de vente, tout ça grâce à du travail bénévole. »
« Accepter ces conditions, c’est se tirer une balle dans le pied », poursuit Sekuouane :
« Plus les artistes participent à ce genre de concours, plus il sera accepté d’en organiser. Même si 2 000 euros, c’est attrayant et ça peut donner envie, ça ne suffit pas pour un artiste professionnel : tu dois être sûr de te faire payer. Et pas seulement en visibilité car ça n’a jamais payé les factures. On ne proposerait jamais ça à un autre corps de métier. »
« Dans le milieu, on considère qu’un tarif est acceptable à partir de 120 / 150 euros par mètre carré, mais ça dépend de l’artiste et du matériel, cela peut monter jusqu’à 5 000 euros s’il y a une réutilisation commerciale », ajoute t-il, ce qui correspond à une cession des droits d’auteur patrimoniaux.
La direction de Stradim assure qu’une rémunération est prévue pour le lauréat, en plus des 2 000 euros, pour réaliser la fresque dans un hall, même si cela n’est pas stipulé sur le règlement : « Ça sera à discuter avec le gagnant, en fonction du nombre d’heures de travail effectuées », expose Lucie Kessler.
Un procédé commun, mais critiqué
Demander de créer sans gage d’être payé et en contre partie d’une cession de ses droits d’auteurs est un procédé répandu, y compris chez des institutions publiques : par exemple, en 2020 l’ARS et la préfecture de la Réunion promettaient de rémunérer uniquement les artistes lauréats d’un concours entre 100 et 5 000 euros suivant les catégories.
Mais les voix comme celles de Florent sont parfois entendues. En octobre, le festival d’Avignon a dû faire marche arrière dans l’appel à projets lancé pour la création de son nouveau logo. Le travail demandé aux graphistes pour tenter de remporter l’appel, sans promesse de rémunération donc, a été estimé trop conséquent par les professionnels. À la place, le festival opèrera finalement une pré-sélection sur dossier et rémunèrera tous les finalistes sélectionnés pour qu’ils fassent leurs propositions.
En septembre 2020, c’est le youtubeur Squeezie qui, après avoir appelé ses fans à créer pour lui un nouveau décor pour sa chaîne, s’est finalement rétracté et a passé commande à un graphiste professionnel. Même s’il promettait de rémunérer les personnes dont il utiliserait le travail, ses fans lui reprochaient, à l’époque, de faire du « travail spéculatif ».
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