Ça a été une « bouée de sauvetage », une « porte ouverte dans un couloir de portes fermées », une « main tendue qui redonne espoir ». Les analogies qui viennent à la bouche des chercheurs bénéficiaires du programme Pause sont éloquentes. Elles révèlent autant du cauchemar auquel ils ou elles tentaient d’échapper, que du refuge qu’a représenté l’entrée dans ce programme de soutien.
Mis en place depuis 2017, le Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et artistes en exil (Pause), propose de financer des contrats de chercheurs ou d’artistes dont la vie ou les travaux sont en danger dans leur pays d’origine. Les dossiers sont proposés par des labos et centres de recherche partout en France, à raison de trois appels à candidatures par an. Depuis le début de la guerre en Ukraine, des mesures exceptionnelles ont été prises : plus de dossiers acceptés et une prolongation de six mois des chercheurs et artistes ukrainiens.
13 chercheurs et chercheuses accueillis depuis le début à Strasbourg
L’Université de Strasbourg (Unistra) a participé à la mise en place de ce programme, et accompagné depuis le début 13 chercheurs et chercheuses, comme l’explique Mathieu Schneider, vice-président culture, sciences, société et action solidaire :
« Nous avions déjà accueilli et soutenu Pinar Selek, doctorante turque persécutée par les autorités de son pays entre 2011 et 2014. Cette expérience nous a permis de participer aux réflexions lancées au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, à l’époque en 2015. Depuis, l’Unistra répond à presque tous les appels à candidatures, à chaque fois avec deux ou trois noms. »
Accueillir l’excellence en danger
Le financement du programme est assuré à 40% par l’établissement d’accueil. À Strasbourg, le budget est abondé par les fonds Idex (initiatives d’excellence), et représente 100 000 euros par an (150 000 en 2022 en raison de la prolongation des chercheurs ukrainiens). Les labos de sciences humaines ayant moins de moyens, une enveloppe globale est mise en place pour que tous les profils aient le même appui financier de l’université.
Pour Mathieu Schneider, puiser dans les fonds d’excellence se justifie totalement. Les savoirs et les recherches poursuivies par les chercheurs en exils sont une chance et une richesse pour l’université française :
« C’est tout à fait cohérent. L’excellence, ce n’est pas que les prix Nobel, mais aussi la variété de la recherche et l’accueil que l’on réserve aux chercheurs étrangers. »
Natalia (prénom d’emprunt) vient de rejoindre le programme. Elle est arrivée à Strasbourg début octobre pour poursuivre des recherches en biologie. Russe d’origine ukrainienne, elle a quitté son université en Russie après des mois d’angoisse. Elle ne veut pas être plus précise sur sa ville, et ne veut pas être prise en photo. Elle a peur qu’on la retrouve, elle ou sa fille qui a fui dans une autre ville française pour continuer ses études :
« Partir, j’y pensais depuis un moment, mon mari me disait de temporiser. Mais avec le début de la guerre en Ukraine c’est devenu évident. J’entendais sans arrêt mon patron et ses collègues au labo dire : ”il faut éliminer tous les Ukrainiens”, ”on va tous les tuer”. Et il savaient très bien que j’étais d’origine ukrainienne. La situation est devenue intenable, j’entendais cela dans le bus, sur le marché, partout… »
La chercheuse d’une quarantaine d’années a déjà résidé en France pour ses recherches. Elle contacte peu après le début de la guerre l’Inserm, où elle dispose de relations professionnelles et expose sa situation. Mais personne ne lui répond ni n’accuse réception de ses messages. C’est finalement l’Unistra qui lui propose d’appuyer son dossier, en avril 2022, pour rejoindre Pause :
« J’ai appris par la suite que l’Inserm avait donné consigne à son personnel de couper les liens avec les ex-collègues russes. J’ai envoyé 50 messages, et je n’ai eu une seule réponse : celle de l’Unistra. »
Des vies fragiles hors du labo
Chaque mois, Natalia bénéficie d’un salaire de 2 700 euros bruts, qui doit lui permettre de se loger avec son mari et d’aider financièrement sa fille. Le salaire est généreux reconnaît Natalia, mais d’autres problèmes ont émergé et Pause ne peut tous les résoudre.
Son mari, par exemple, n’est pas en règle. Il est venu en catastrophe avec un visa touristique. Le couple a entamé des démarches pour régulariser son titre de séjour, mais la réponse de la préfecture tarde à venir. Ils ne sont pas les seuls dans cette situation : Natalia connaît deux autres scientifiques venus via Pause en France dont les conjoints se retrouvent suspendus à une décision de l’administration, moins prompte à réagir que le dispositif pourtant issu de l’État.
Trouver un logement s’avère également un casse-tête : les agences immobilières n’ont que faire de son salaire, de sa situation, de l’absence de garant ou de preuves de revenus antérieurs, tout les effraie… Et Natalia ne peut même pas demander un logement social, tant que la situation de son mari n’est pas réglée. Natalia aimerait se consacrer entièrement à son travail car, comme elle le dit :
« C’est un réconfort, quand je me mets à ma recherche, j’oublie ma situation. Je ne suis pas seule, ça me donne de l’espoir et je suis mieux que mes collègues qui sont restés en Russie. »
Pour bénéficier du programme Pause, les candidats doivent répondre à trois critères indispensables : avoir un statut dans son université d’origine (de doctorant à enseignant chercheur) ou d’artiste, justifier d’une situation d’urgence, être encore dans le pays ou l’avoir quitté depuis moins de trois ans. Marie Déroche, en charge des chercheurs et étudiants en exil pour l’Unistra, insiste sur l’examen approfondi des dossiers :
« Il y a une exigence scientifique forte. Par ailleurs, venir d’un pays en guerre ne suffit pas. Il faut montrer l’urgence de sa situation, pour sa sécurité ou celles de ses recherches, cela peut être un document de radiation, des e-mails ou des détails qui prouvent l’urgence d’un départ. »
Face aux crises : pouvoir agir rapidement
L’appui des universitaires de France est aussi essentiel. Certains gardent le lien avec les ex-thésards ou chercheurs qui ont été de passage, prennent des nouvelles et se mobilisent pour leur ex-collaborateurs. Un mentor est désigné dans chaque unité de recherche pour accompagner le lauréat, faciliter son intégration et la poursuite de son travail.
L’une des grandes forces du programme Pause, c’est de pouvoir agir rapidement. Au moment où le programme est mis en place en 2017, la guerre en Syrie fait rage, de même que les purges dans l’université en Turquie. Beaucoup de lauréats des premières années sont originaires de ces deux pays. Ils ont parfois été exfiltrés.
Ukrainiens et Russes aujourd’hui, quid des autres pays ?
Aujourd’hui, Ukrainiens et Russes représentent une bonne partie des dossiers présentés, mais à l’Unistra, Mathieu Schneider insiste sur le fait que ce n’est pas au détriment des autres :
« Chaque année, l’Unistra présente deux à trois candidats. Nous avons augmenté le nombre de dossiers présentés : neuf pour le dernier appel, clos en septembre. Un scientifique syrien et un haïtien font partie des candidats. »
Certains pays ne sont que peu représentés comme l’Afghanistan notamment. Et ce même si de nombreux réfugiés ont fui ce pays après la prise de pouvoir par les Talibans en août 2021 et que la situation des chercheurs, la liberté d’expression et la simple présence des femmes à l’université sont remises en cause. Pour comprendre, il faut regarder du côté du ministère des Affaires étrangères et des autorités françaises, selon Mathieu Schneider qui préside aussi le MeNS (Migrants dans l’Enseignement supérieur). Il déplore :
« En tout, seulement 39 étudiants afghans ont été accueillis en France. J’ai entendu au ministère des Affaires étrangères : ”l’Afghanistan est un pays pacifié”. En vérité, les autorités françaises ne veulent pas accueillir les Afghans. »
Une pause de courte durée : la difficile sortie du programme
Si Pause est une bouée de sauvetage, la prise en charge des chercheurs est très limitée dans le temps. Six mois, un an, deux maximum. Peu adaptés à la fois au temps long de la recherche, mais aussi à l’installation d’une personne en fuite et à celle de sa famille dans un pays étranger. Un accompagnement est cependant prévu à la sortie du programme, précise Marie Déroche :
« À peine arrivés, ils doivent penser à la suite. Ils n’ont que très peu de chances de continuer à l’université, ils sont beaucoup moins bien placés pour les recrutements, leurs dossiers sont moins solides, ils ont des parcours accidentés et moins de publications ou pas du tout en français. »
C’est ce que Jean-Jacques Madianga s’apprête à découvrir et il appréhende un peu. Le docteur en droit doit soutenir en décembre sa thèse en sciences juridiques comparées, mais il s’est déjà inscrit à Pôle emploi en prévision de la suite. Pause lui permet d’obtenir un an de séjour en plus, et ce qu’il a perçu en salaires (de 900 à 1 200 euros par mois) lui ouvre droit à des allocations.
Il espère pouvoir exercer en tant que juriste. Il ne fait pas du tout ses 50 ans, un âge qui ne joue pas en sa faveur auprès des recruteurs. Son projet est de faire venir sa femme et ses deux petites filles desquelles il vit séparé depuis six ans, lorsqu’il a dû fuir en urgence la République démocratique du Congo.
À l’époque, l’opposition monte dans le pays contre le président Joseph Kabila, qui malgré la Constitution, veut briguer un troisième mandat. Jean-Jacques Madianga, avocat et enseignant en droit constitutionnel et en libertés publiques, fait partie des opposants à ce coup de force. Menacé de mort, tabassé chez lui par des hommes lourdement armés, il rejoint en urgence un programme d’échange en Allemagne pour poursuivre son doctorat. Mais au bout de trois ans, à la fin du dispositif, il n’a toujours pas d’issue :
« Sans Pause, je n’aurais pas avancé, je me demandais si je ne devais pas rentrer au pays et perdre les trois années de thèse. J’ai une gratitude immense : sans ce programme je n’aurais pas pu réaliser ce que je suis en train de finir. Mais là, je suis dans l’incertitude : je sais que je n’ai plus droit à un financement, mais j’aimerais être orienté et mieux informé sur les perspectives en dehors du milieu académique, qui m’est inaccessible. »
Et après ?
Beaucoup essayent en effet de s’orienter vers le secteur privé. Ce n’est pas toujours facile, cela veut dire faire le deuil d’une carrière académique. En fonction des spécialités, les entreprises sont plus ou moins intéressées également. Les sciences dures offrent plus de débouchés. Des bilans de compétences sont offerts, un lien avec des associations comme Kodiko ou Singa qui aident à l’emploi des réfugiés.
L’Unistra n’opère pas de suivi des ex-lauréats Pause, mais Marie Déroche garde la trace et le lien quand c’est possible. Un des ex-chercheurs syriens s’est fait embaucher par un labo pharmaceutique, un autre lauréat a envoyé des nouvelles : il est prof dans le secondaire à Lyon. Mais certains ne répondent plus aux messages, regrette-t-elle :
« Être en situation d’exil, laisser sa famille derrière soi, avoir vécu des expériences de violences extrêmes, cela s’accompagne aussi de traumatismes : tout ceci laisse des traces. Cela peut être encore plus difficile de se réinsérer professionnellement en traînant ce passé derrière soi. »
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