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Pourquoi la proposition de loi sur l’antisionisme est inutile

Faut-il une loi pour rendre illégales les expressions d’antisionisme, souvent prétextes à l’antisémitisme ? Pour l’avocat strasbourgeois Antoine Matter, la jurisprudence indique clairement que ce serait inutile.

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Lors d'une manifestation contre la politique d'Israël en 2014 aux Etats-Unis (Photo Rodrigo Cilla / FlickR / cc)

Suite à plusieurs agressions et manifestations d’antisémitisme, certains députés ont trouvé LA solution miracle pour lutter contre ce fléau : faire une loi pour pénaliser l’antisionisme !

En effet, Sylvain Maillard, député et président du groupe de travail ayant planché sur la question, nous indique :

« La haine d’Israël est une nouvelle façon de haïr les juifs (…) Dire “mort à Israël”, ça veut dire “mort aux juifs.” (…) En utilisant le vocable de sioniste, [certains] pensent pouvoir éviter la justice. »

Il y a deux idées qui émergent de son propos. La première est que l’antisionisme peut servir de prétexte à l’antisémitisme : certaines personnes se réfugient derrière la critique d’Israël pour masquer leur haine des juifs. C’est en effet un phénomène qui est reconnu par de nombreux sociologues.

La deuxième idée, c’est que certains croient pouvoir échapper à la justice en criant leur haine d’Israël plutôt que de faire une allusion directement antisémite. Sous-entendu, la loi actuelle ne permettrait pas de sanctionner quelqu’un qui se sert de l’antisionisme pour cacher son antisémitisme.

Lors d'une manifestation contre la politique d'Israël en 2014 aux Etats-Unis (Photo Rodrigo Cilla / FlickR / cc)
Lors d’une manifestation contre la politique d’Israël en 2014 aux Etats-Unis (Photo Rodrigo Cilla / FlickR / cc)

L’arsenal législatif actuel est déjà adapté

Le problème, c’est que c’est tout simplement faux. En effet, l’arsenal législatif actuel est déjà parfaitement adapté pour détecter les propos antisémites cachés derrière une critique prétendument politique.

On peut citer par exemple un jugement du tribunal de grande instance de Lyon (TGI Lyon, 6e, 18-01-2007, n° 0564976) concernant un universitaire et homme politique à qui on reprochait d’avoir émis des doutes sur l’existence des chambres à gaz. Si l’antisionisme n’était pas au cœur des débats, le jugement contient tout de même un paragraphe très intéressant sur la question :

« Si les motivations des négationnistes peuvent être diverses, le tribunal estime cependant que l’évocation explicite des intérêts de l’Etat d’Israël par le prévenu, véritable poncif de la rhétorique négationniste (…) donne aux propos une indéniable coloration antisémite quelles que soient les « finasseries » d’antisémitisme recyclé en antisionisme et les inversions de postures. »

En d’autres termes, le tribunal estime que dans beaucoup de cas, l’antisionisme sert à recycler l’antisémitisme, auquel cas il doit être sanctionné. En l’espèce, le prévenu a effectivement été condamné à une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis et 5 000 € d’amende, ainsi qu’à des dommages et intérêts au profit des parties civiles. Certes, la condamnation portait sur la négation ou la banalisation du génocide des juifs, soit une infraction bien spécifique, et non pas sur des propos se revendiquant antisionistes.

Même lorsque l’auteur prend soin de cibler le sionisme

Examinons alors ensemble une autre décision encore plus éclairante, rendue par la cour d’appel de Paris (CA Paris, 11e, B, 02-04-2009, n° 08/00017). Dans cette affaire, il était cette fois question d’une personne qui était poursuivie pour avoir publié des propos racistes. Les propos en question figuraient dans un article publié sur internet et intitulé « Désionisation » évoquant plusieurs personnalités riches et influentes qualifiées de « sionistes », assimilant le sionisme à un « cancer de l’humanité » et prétendant que les sionistes étaient responsables de l’esclavage des noirs.

En défense, le prévenu avait effectivement tenté de jouer sur la distinction entre antisionisme et antisémitisme. Il indiquait notamment que « plusieurs décisions judiciaires, notamment de la Cour de Cassation, font bien la distinction entre l’antisémitisme et l’antisionisme, en qualifiant le sionisme de mouvement politique, et ont justement considéré qu’était licite la critique de l’idéologie du sionisme ».

Que nous dit la Cour en réponse ? Ceci :

« Considérant qu’ il est admis tant par la loi que par la jurisprudence nationale ou européenne que des critiques puissent être émises sur la politique menée par les États et sur l’idéologie qu’elle sous-tend ;

qu’il n’est pas sérieusement contestable qu’en l’espèce, le terme de « sionisme » employé par Monsieur X (…) ne peut être compris, dans son acception strictement politique et idéologique, comme se rapportant au courant politique né à la fin du XIXe siècle et visant à l’établissement de l’État d’Israël ;

qu’en se référant aux textes fondateurs du judaïsme pour dénoncer l’origine et la planification de l’esclavage, en désignant « les hommes de confession juive » qui se seraient livrés à la castration systématique des hommes noirs, en énumérant, pour illustrer les « grandes dynasties d’esclavagistes sionistes qui ont fait fortune grâce au sang qu’ont versé les Noirs… « des noms patronymiques dont le lecteur comprend qu’ils sont révélateurs d’une même origine, Monsieur X ne dénonce pas un groupe de personnes à raison de l’idéologie qu’il véhiculerait et de la suprématie politique qu’il exercerait, étant observé qu’il n’est fait aucune allusion dans le texte au conflit palestinien, mais une communauté humaine à raison de sa religion ou de son origine ; que le prévenu dénature donc délibérément le sens habituel du mot « sioniste » pour stigmatiser en réalité la communauté juive dans son ensemble ; »

Pour le dire plus simplement : on a le droit de critiquer la politique d’un État et l’idéologie d’un gouvernement, mais quand la critique se transforme en stigmatisation d’une communauté en jouant sur les mots et les amalgames, on se rend coupable de racisme. Le prévenu a été ici condamné à huit mois d’emprisonnement avec sursis.

Faire confiance aux magistrats

On le voit, la loi actuelle permet donc aux tribunaux de différencier la critique politique légitime des manifestations de haine à l’égard d’une communauté. Les magistrats sont suffisamment intelligents pour faire la part des choses. La nouvelle loi évoquée par Sylvain Maillard est donc inutile. D’ailleurs, même Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé, puisqu’il s’est prononcé contre cette proposition.

Une telle loi semble même dangereuse et pourrait mettre à mal l’équilibre actuel, qui autorise la critique politique. En effet, elle pourrait permettre à certains de poursuivre en justice toute personne qui s’aventurerait à critiquer la politique de l’État d’Israël, ou de la qualifier d’antisémite sans risquer d’être poursuivi en diffamation.

Ce genre d’initiatives ne fait donc pas avancer les choses. La lutte contre l’antisémitisme est une chose trop importante pour être réduite à des lois pénales toujours plus mal ficelées, et qui mettraient en plus la liberté d’expression en danger.


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