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Manu le clochard’rockeur de Grand’Rue

« Un euro pour faire chier les bienpensants », c’est avec ce genre de pancartes que Manu aborde les passants de Grand’ Rue. Provocateur éduqué à l’école de la rue, ce grand gaillard ne se promène jamais sans sa vieille radio sur l’épaule, crachant du hard-rock ou du métal. Certains commerçants ont déjà essayé de le faire fuir mais le clochard rockeur ne lâcherait pas sa liberté pour un sou. Entre le personnage et l’individu, il faut apprendre à lire entre les lignes et découvrir cet incroyable ordinaire.

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Manu le clochard’rockeur de Grand’Rue

Portrait 2 Manu
Vous l’avez peut-être croisé Grand’Rue. On vous raconte l’histoire de Manu. (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg /cc)

Assis sur les marches d’un parvis d’appartements sur Grand’ Rue, Manu et ses amis sirotent des bières en pleine après-midi, ils discutent et arrêtent deux trois passants entre deux gorgées afin de récupérer de la monnaie.

« Bonjour messieurs dames, une petite pièce pour picoler s’il vous plait ! »

Comme une sorte de routine, Manu aime s’installer sur les pavés de Grand’ Rue presque quotidiennement et y vagabonder une bouteille à la main, la radio de l’autre, en laissant autour de lui un doux fond sonore de métal. Avec ses larges bracelets piquants à chaque bras, ses cheveux longs, une ceinture à picots, une démarche singulière et sa voix grave, il a tout l’attirail du parfait punk.

Chaque geste, chaque mot a l’air réfléchi chez Manu. Son personnage de grand rockeur nonchalant, il le peaufine depuis des années dans les rues de Strasbourg. On le reconnaît, on le surnomme et on l’évite car il est bruyant. Manu a une légende à faire tourner, mais à 38 ans, son identité semble plus difficile à cerner. Pourtant, il est ravi qu’on lui demande et s’arme d’humour pour aborder le sujet.

« Pour une fois que ce ne sont pas les flics qui viennent me voir, c’est cool. Je me confie à toi parce que c’est bien, tu me coûtes moins cher qu’un psy ! »

Manu (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)
Manu (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

Manu se définit sèchement comme « socialement inadapté, alcoolique et hard rockeur ». S’il aime rappeler qu’il n’en a « rien à foutre » des gens, c’est qu’il s’en persuade lui-même. Pourtant, ses gestes le trahissent et la réflexion sur chacun de ses mots ou sa vision des autres ne trompe que les passants à qui il demande trois pièces à la volée.

« Je n’aime pas les gens. J’ai limite peur d’eux. »

Tout est dit dans cette phrase. La contradiction a l’état pur et entièrement revendiquée. Les commérages et les regards importent peu pour cet homme qui a décidé il y a très longtemps de faire ses propres choix, souvent controversés. Il n’est pourtant pas très admirateur des surnoms qui circulent pour parler de sa personne à Strasbourg. Certains sont plus flatteurs que d’autres, de Manu la crasse à Manu le Hardos…

« Ces surnoms ne correspondent plus au personnage, c’était il y a trop longtemps. Maintenant il y en a un que j’aime bien : le clochard rockeur. »

« Je suis un vrai fils de pute »

Le rôle du clochard à grande gueule fait partie intégrante de son identité, il aime d’ailleurs poser les bons mots pour se raconter lui-même. Des mots toujours tranchants, secs et grinçants. Si l’on demande au personnage ce qu’il aime dans la vie, il ne réfléchira pas :

« Baiser et m’occuper du potager où j’habite. On en revient toujours au labour ! »

Et puis après un long silence, il se reprendra en lâchant brièvement l’humour graveleux.

« Quand j’étais petit, on m’a poussé à faire des choses que je ne voulais pas faire. Moi j’avais envie de dessiner, peindre et de faire de la musique. »

(Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)
« Je gueule beaucoup c’est sûr… Mais tu préfères ça ou que je tape sur quelqu’un ? » Vu comme ça (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg / cc)

La jeunesse de Manu se dessine justement comme un parcours du combattant à la recherche de liberté et de certaines réponses. Il raconte que son petit frère et lui ont été adoptés par leur nourrice dès leur plus jeune âge.

« J’suis un vrai fils de pute, aujourd’hui, je n’ai pas grand chose à cacher, ma mère était une prostituée. Au départ on vivait en grande partie chez notre grand-mère en fait. Ma famille d’adoption s’est bien occupée de nous mais ils étaient ouvertement dénués d’humour. »

De sa famille adoptive, Manu parle sèchement pour en revenir à quelques conflits intérieurs. Ce ne sont pas les regrets qui le marquent mais plutôt les divergences et les incompréhensions du passé.

« J’ai aussi deux grands frères, les enfants biologiques de ma mère adoptive. Eux, ils sont sévèrement adaptés. Et mon frère biologique à moi, il bosse pour la ville, il s’est adapté lui aussi, pas moi. Ma mère (adoptive) m’a dit il y a quatre ou cinq ans que je n’étais pas son fils et que je le ne serai jamais. Ma famille, je sais que je les emmerdais. Avec le temps, je me suis rendu compte que la plupart de mes choix, je les faisais inconsciemment pour les faire chier. Je ne le réalisais pas à l’époque. Il y a quelques années, j’ai essayé de leur en parler, mais ça n’a pas marché. Ils m’en veulent beaucoup mais moi aussi je leur en ai voulu de m’avoir menti sur la mort de mon père biologique. C’est surement pour ça que je faisais ça, j’avais une envie de révolte. Ça m’a taraudé assez longtemps. »

Manu s'occupe du potager des chalets où il habite, sur les berges de l'Ain (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)
Manu s’occupe du potager des chalets où il habite, sur les berges de l’Ain (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

« I’m on the highway to hell »

Vers ses douze ans, Manu découvre le rock et commence à fréquenter la rue. En 6e, ses camarades de classe à Rosheim lui demandent ce qu’il écoute et il répond, très fier : ACDC.

« C’était le début de la déchéance, l’apprentissage du rock. J’ai commencé à trainer avec les plus vieux, à être souvent dehors plutôt qu’en classe… La musique, le rock, ça a changé notre vie à mon frère et à moi. »

Lorsque Manu entre au lycée Charles de Foucauld, encore à la Robertsau à l’époque, il ne comprend pas le choix que l’on a fait pour lui : la menuiserie.

« Mon cul que j’ai fini lycée, tu parles, moi je voulais faire du dessin. Et puis en même temps, il y avait le Super U en face et l’Orangerie de l’autre côté, comment avoir envie d’aller en cours. Après, j’aimais bien la classe, on se fendait bien la gueule. »

De cette scolarité inachevée, Manu garde de très bons moments et quelques belles rencontres. Il se souvient particulièrement d’un de ses professeurs.

« À l’époque, j’avais 1h40 de maths le samedi matin avec M. Paillereau. C’était mon pire ennemi à ce moment-là. Juste après, on avait un cours de dessin avec le même prof, il se transformait en mon meilleur ami ! Ce type m’en a appris des choses. Mais après, j’ai tout lâché, le lycée, la famille, tout, d’un coup. Quand t’as 18 ans, t’es pas fini, tu ne te rends pas compte des conséquences de tes actes, mais en même temps je ne regrette rien. Par contre, qu’est-ce que j’ai chialé quand il est mort, c’était il y a pas longtemps. »

Manu considère que répondre à nos questions est comme une thérapie. Et moins cher que le psy. (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)
Manu considère que répondre à nos questions est comme une thérapie. Et moins cher que le psy. (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

De l’école de la rue aux chalets sociaux

En quittant le lycée, Manu choisit définitivement la rue, symbole d’indépendance pour l’adolescent de l’époque qui se forge déjà une nouvelle carapace à base d’alcool et de hard-rock.

« C’était une forme de liberté pour moi. J’ai été accueilli par une bonne équipe dans cette jungle. Des mecs à la rue depuis des années. Ils m’ont pris sous leurs ailes, enfin sous leurs aisselles puantes plutôt haha. Ce sont ces gars qui m’ont remis en place à coups de claques dans la gueule et en me criant dessus : ‘Arrête de dire que t’es con toi !’. Ils m’ont fait comprendre que je n’étais pas idiot. « 

Aujourd’hui, ses premiers gardiens se sont éteints les uns après les autres. Overdose, suicide, meurtre. Il connaît ces menaces et les fréquente assez au quotidien pour qu’elles ne décrochent pas de sa mémoire. Son sale caractère est, selon ses dires, ce qui lui permet d’y échapper. Cependant ses proches ont une autre vision de l’histoire car si Manu aborde facilement ses problèmes d’alcool et s’en amuse assez, son discours devient plus vague lorsqu’il s’agit de la drogue. Joe l’a rencontré pour la première fois il y a environ cinq ans aux détours d’une galère de rue et raconte :

« Manu ne touche pas à la drogue, peut-être la weed de temps en temps bien sûr, mais il a un dégoût des drogues dures. Il a vu ce que ça faisait autour de lui, il déteste ça. Il a même sorti pas mal de personnes de ces conneries même s’il n’en parle pas beaucoup. »

Manu, un rocker jusqu'au bout des doigts (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)
Manu, un rocker jusqu’au bout des doigts (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

Sorti de sa carapace antisociale, Manu se préoccupe de ceux qui gravitent autour de lui. Parfois maladroitement, souvent de travers mais toujours sincèrement. À l’époque de leur rencontre, Joe se retrouve à la rue et entend parler d’une caravane où certaines personnes squattent. C’est ici qu’il rencontre Manu :

« Je me suis retrouvé dans une mauvaise situation et je devais trouver un endroit où crécher. Un de mes potes m’a parlé de ‘la caravane’, c’est là où dormait Manu avec pas mal d’autres personnes et ils m’ont laissé dormir avec eux. Ils m’ont hébergé, clairement. Il y avait tous les copains et même s’il n’y avait pas de beaucoup de place, on se débrouillait pour squatter tous ensemble. On était au moins six là-dedans avec tous les chiens en plus. Niktou, Squam, Bouddha, Tonic et Vodka je crois. Manu ne s’est même pas posé la question pour m’accueillir. C’est un mec en or. »

Lorsqu’il quitte la caravane, Manu découvre « les chalets » en 2011, sur les Berges de l’Ain. Ce logement social à l’Elsau dédié aux sans-abris est géré par Adoma Strasbourg. Après quelques allers-retours ailleurs, Manu s’y réinstallera en avril 2015 :

« J’étais où avant ? Dans la merde. Patrick Kientz, qui s’occupe des chalets, est un type génial. Ce qui m’emmerde, c’est que le directeur va bientôt changer, j’ai les boules. Je me sens bien ici, on a notre potager et tout ce qu’il faut. »

« J’ai un sens aigu de la justice et du respect »

Manu a ses préférences lorsqu’il s’agit des autres. On pourrait même dire qu’il choisit ses têtes. Il y a ceux qu’il respecte, ceux qu’il ignore et ceux qu’il « envoie chier ». Les copains de galère font partie de la première catégorie et puis il y a quelques autres Strasbourgeois aussi, ceux qui osent le regarder en face et lui parler franchement.

« Je ne supporte pas les bienpensants et j’ai un sens aigu de la justice et du respect. Ces deux notions, je les ai apprises assez vite dans la rue. Il y a certaines règles que tu dois intégrer comme respecter les anciens. Il ne faut surtout pas se cacher non plus sinon tu deviens le bouc émissaire… Il faut affiner qui tu es. Moi il y en a toujours qui essayent de me faire chier encore aujourd’hui, alors je n’arrête pas d’affirmer qui je suis. Faut que je sache à quelle sauce je vais être bouffé. »

Son respect, il le donne autour des comptoirs de bars aussi. C’est là que Christine, cette femme qu’il appelle désormais « Ma Dalton », le rencontre il y a environ un an et demi. Elle se souvient :

« J’avais mes habitudes dans ce bar et je me m’asseyais toujours sur le même tabouret, c’était devenu une routine pour les serveurs aussi. Un jour, Manu s’y est installé avec sa radio, la musique à fond et prenant beaucoup de place. Je lui ai demandé de me laisser au moins un coin pour pouvoir m’asseoir, il a essayé de m’envoyer paître mais ça n’a pas fonctionné avec mon caractère. Je lui ai répondu un peu sèchement et au lieu de continuer à faire le fier, une sorte de respect s’est imposé entre lui et moi. Depuis, il m’appelle Ma Dalton et nous nous apprécions beaucoup. »

C'est dans le quartier de l'Elsau que Manu se ressource (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)
C’est dans le quartier de l’Elsau que Manu se ressource (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

Ce respect, Manu ne s’en souvient que dans « ses bons jours », d’après les gens qui le côtoient. « Ses bons jours » ce sont souvent les moments sobres, sinon il crie très fort et insulte parfois ceux qui lui adressent la parole ou se trouvent simplement sur son passage.

« Je pense vraiment qu’on est nombreux dans ma tête. Je gueule beaucoup c’est sûr… Mais tu préfères ça ou que je tape sur quelqu’un ? »

Si l’on aborde les problèmes d’alcool avec lui, il répondra de façon stoïque qu’il en a conscience et que c’est mieux de ne pas aller le voir ces jours-là. À sa dernière gorgée de Desperados je lui ai demandé pourquoi il buvait autant :

« Ça c’est une bonne question. Est-ce que je serais capable d’y répondre ? Attends je réfléchis un coup (dit-il en agrippant une nouvelle bière pour boire une gorgée de réflexion). Disons que je suis entouré d’alcoolos, peut-être que ça joue. C’est un peu ma réponse à beaucoup de choses. Regarde, par exemple j’ai appris il y a quelques semaines que ma mère biologique était morte poignardée, c’est la copine de mon voisin qui me l’a dit. Ma réponse, ça a été de me saouler. »

Manu le hardos, clochard rockeur, impulsif, fier, à vif, brut, alcoolique, grande gueule de la rue, bruyant, punk… C’est beaucoup pour un seul homme. Derrière la carapace, il y a ce type attentif, qui dévore les livres, surtout les Stephen King et autres polars ou science-fiction, qui aime les mots et sait les manier comme une arme, un passionné de musique, batteur à ses heures perdues. Il y a aussi ce grand minot un peu paumé qui se fait passer pour un idiot, on se demande bien pourquoi et surtout pour qui.


Cette série de portraits s’intéresse aux gens ordinaires de Strasbourg. Ceux qui, de part leurs personnalités atypiques, alternatives ou leurs singularités, deviennent des figures de la ville tout en restant méconnus. Ce sont ceux qui ne passent pas inaperçus, ceux qui se cachent aussi, ceux que l’on frôle à peine, ceux dont l’histoire nous intrigue mais à qui on n’a jamais osé demander de nous la conter. Leur visage nous dit quelque chose, leurs surnoms, on les a déjà entendu quelque part. Ce sont les incroyables ordinaires de Strasbourg.

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