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Baki Yilmaz, le discret fabricant de saz du Faubourg national

Rue du Faubourg-National, un luthier turc officie depuis 26 ans. Sa boutique, discrète, est connue des amateurs. Alors qu’il songe à passer la main, Baki Yilmaz raconte la musique, les traditions et les secrets des instruments qu’il fabrique.

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Baki Yilmaz, le discret fabricant de saz du Faubourg national

Dans le flux remuant qui emprunte la rue du Faubourg-National près de la gare, cette boutique où des lettres lumineuses annoncent « Téléphone et PC, Jeux vidéos et console, tous les écouteurs audio à partir de 3 euros » n’attire pas vraiment l’attention. On y entre en cas de besoin urgent de réparation ou de pièces manquantes, ou pour refourguer des vieux téléphones ou PC dont on n’a plus besoin, en échange d’espèces. À part une discrète enseigne « Yilmaz müzik », rien ne laisse supposer que des dizaines d’instruments à cordes aux silhouettes galbées pendent au plafond. 

On passe devant cette échoppe discrète sans la remarquer. Photo : SW / Rue89 Strasbourg / cc

Pourtant Baki Yilmaz, 62 ans, est un luthier installé ici depuis 26 ans. Il est connu des musiciens qui pratiquent la musique turque et orientale et bien au delà des frontières françaises. La marque est née à Istanbul et sa réputation a suivi le luthier jusqu’à Strasbourg. Crâne, rasé, barbe de trois jours, l’artisan commence à raconter son histoire :

« La vie était difficile pour moi en Turquie, les instruments que l’on fabrique sont de très bonne qualité, mais vu le niveau de vie dans le pays, on trouvait peu de clients, alors j’ai décidé de m’installer en France avec ma femme. »

La communauté turque est nombreuse en Alsace et en Allemagne et l’artisan y voit un bon potentiel. Mais à l’arrivée, il juge peu prudent de se lancer dans l’ouverture d’un magasin. Sans grands moyens, se plier à toutes les démarches et trouver un local lui paraissait difficile.

Luthier sur les chantiers

L’homme travaille donc d’abord plusieurs années dans le bâtiment pour faire vivre sa famille. Il fait du coffrage sur les chantiers. Habituées à pincer les cordes et à lisser les caisses de bois précieux, les mains de Baki Yilmaz sont alors sollicitées pour couler du béton dans l’acier, pendant huit années.

Tous types de saz pendant au plafond de la petite boutique. Photo : SW / Rue89 Strasbourg

Pourtant, il n’abandonne pas sa passion. Professeur de musique, il donne des cours à Ostwald et à Sélestat. Il répare aussi les instruments cassés ou endommagés qu’on lui amène. Il a même mis au point une méthode d’apprentissage pour jouer du saz, l’instrument phare de la tradition musicale turque.

Son rêve est toujours là. Au pays, son frère continue de faire tourner l’atelier. Baki lui-même y retourne régulièrement, aide aux réparations ou officie dans le magasin qui a pignon sur rue dans le quartier Kartal sur la rive asiatique d’Istanbul. Il se souvient de la décision qu’il prend après ses années de chantiers :

« J’ai dit à ma femme : allez on essaie de l’ouvrir ce magasin. Si ça ne marche pas, on retournera en Turquie. »

Démonstration des sons tirés d’un saz. (vidéo SW / Rue89 Strasbourg / cc)

Ouvert depuis 1996

La boutique ouvre en 1996, rue du Faubourg-National, elle est encore ouverte à ce jour mais pour combien de temps ? Un panneau annonce « fonds de commerce à vendre ». « Au départ, les murs étaient couverts de cassettes et de CD, je vendais beaucoup de musique turque », se souvient Baki. C’est l’époque du succès planétaire de Kiss Kiss, le tube de Tarkan qui fait danser dans le monde entier. 

Kiss Kiss de Tarkan a su s’exporter en dehors de Turquie…

Aujourd’hui, on trouve dans les rayons des pièces informatiques d’occasion, en dépôt vente. L’après-midi de notre rencontre, Baki s’impatiente un peu car un jeune client mécontent de son achat de smartphone de seconde main espérait être remboursé en espèces, mais ce n’est pas la politique du magasin qui lui propose un échange. Le jeune grogne, tourne de longues minutes avant de dénicher un autre téléphone, puis après l’avoir essayé, change d’avis et décide d’opter pour des parfums.

Baki se montre méfiant et masque comme il peut son énervement en soupirant, il préférerait parler musique :

« Sur des instruments je peux travailler 13 à 14 heures par jour, je ne sens pas la fatigue, parce que j’aime ça. Je pense continuer à vendre à domicile, mais tenir le magasin, c’est devenu trop difficile, en plus des allers-retours avec la Turquie. À mon âge, je suis parfois loin de ma famille pendant plusieurs mois, j’ai envie de me poser ici. »

Au grand désespoir du luthier, la traduction familiale n’a pas suscité de vocations chez ses deux enfants. « Mon fils est venu m’aider au magasin, mais il n’aime pas travailler », juge Baki sévèrement. Sa fille non plus n’a pas envie de reprendre le flambeau, même si les deux enfants gratouillent un peu, ils ne sont pas vraiment musiciens. L’héritage familial n’est pas plus transmis chez ses neveu  : son frère n’a pas réussi à convaincre la jeune génération de le rejoindre à l’atelier en Turquie, où 37 personnes sont employées.

L’artisan présente les différents instruments à manche long qui pendent au plafond : Baglama, Ud, Kopuz… Appelés aussi communément saz. On en joue en Iran, en Irak du nord, dans le Caucase, chez les Tatars de Crimée, en Turquie, en Grèce, et dans une partie des Balkans.

Des bois précieux et travail d’orfèvre

Baki détaille les bois qu’il faut utiliser : genévrier, palissandre, acajou, mûrier, ou encore le bois de rose qui a fortement augmenté ces dernières années. Le mètre cube est passé de 20 000 à 40 000 euros ! L’instrument star c’est le saz baglama à manche long : il en montre un dont le coffre est fait de 21 pièces collées et un autre d’une seule pièce : celui-ci est plus cher, car c’est un travail d’orfèvre de faire plier la feuille de bois de façon souple pour qu’elle rende un son parfait.

Baki a créé une méthode d’apprentissage du baglama Photo : SW/ Rue 89 Strasbourg / cc

La famille Yilmaz est kurde alévie, originaire d’Erzincan dans l’est de la Turquie. Si Yilmaz a grandi à Istanbul, les origines se révèlent dans sa passion dont il a aussi fait son métier. Il sourit : 

« Pour les Alévis, le saz est très important. Les Sunnites ont le Coran, nous c’est le saz. »

L’instrument est partie prenante de la « liturgie » alévie et des cérémonies, mais au delà de l’aspect religieux, il a une place majeure dans la culture et les traditions musicales turques. 

Une adresse connue des musiciens reconnus

Yilmaz Müzik compte des clients dans toute l’Europe, beaucoup de professionnels : des groupes et des écoles de musique mais aussi des particuliers qui viennent d’Allemagne, des Pays-Bas, de Belgique ou encore de Suisse.

Dans les archives de Baki : lui (à gauche) et son frère (à droite) dans leur atelier d’Istanbul en 1986 Photo : doc remis

Par le passé, la boutique strasbourgeoise vendait jusqu’à 2 000 instruments par an. Aujourd’hui Yilmaz Müsik préfère travaille avec 5 à 6 clients fidèles et sérieux. Des artistes reconnus sur la scène régionale et européenne. 

Parmi eux Mehmet Kaba, le leader du groupe Turquoise. Le musicien originaire de la Mer Noire fréquente la boutique depuis des années. Son groupe interprète des poèmes et morceaux de troubadours turcs, notamment Yunus Emre, un poète du XIIIe siècle. Depuis qu’il a découvert le saz dans sa jeunesse il n’a plus jamais lâché l’instrument à sept cordes :

« J’ai grandi dans une famille musicienne (accordéon, batterie) j’étais intéressé, mais c’est quand j’ai entendu des amis de lycée jouer du saz que je suis “tombé dedans”. Je regrette que la fermeture de la boutique soit programmée, il n’y a pas d’autres magasin dans la région. Baki est devenu un ami, je viens souvent boire un café, on parle musique et politique aussi. On est sur la même longueur d’onde. »

Comprenez : pas vraiment fans du pouvoir en place en Turquie et inquiets des libertés qui sont grignotées à chaque nouvelle loi. Même à Strasbourg, Baki préfère se tenir éloigné des associations de la communauté turque qu’il juge trop politisées ou téléguidées par Ankara. 

Baki Yilmaz joue du saz, ou baglama, à manche long Photo : SW / Rue 89 Strasbourg / cc

Le musicien explique que la taille de la caisse détermine la note maîtresse : 40 cm, le do ; 42 cm le si ; 38 cm ; le ré. La façon d’accorder modifie le son.

L’artisan montre une vidéo où il est en train de poncer la caisse d’une baglama. Baki montre aussi un gros cal sur sa paume, juste sous son pouce, c’est à force de poncer, de tenir les bois pour les courber et leur faire épouser la forme du caisson : un travail de précision minutieux et artistique mais physique aussi pour les mains. 

Quotidien compliqué pour les alévis de Turquie

Le luthier diffuse une autre vidéo, cette fois-ci c’est un musicien célèbre qui interprète un morceau dans la boutique stambouliote. Il manie une baglama de 42 cm dont il égraine des notes vibrantes. “C’est la meilleure pub pour nous ça”, sourit Baki. Il se souvent aussi d’une anecdote qu’il raconte, espiègle :

« Talip Ozcan, un joueur célèbre est venu dans mon magasin, il m’a demandé de lui offrir un baglama gratuit. J’ai répondu : Non je vais vous le faire payer le double du prix car vous allez gagner de l’argent avec. Il a ri mais n’a pas acheté, finalement… »

En Turquie, Yilmaz est une bonne marque. Mais là bas non plus, malgré leur réputation, l’avenir de l’affaire familiale n’est pas forcément serein. En tant que locataire avec son frère, Baki dit avoir peu de droits et être dépendant du propriétaire qui peut leur demander de partir, ou augmenter le loyer. 

Un saz compte sept cordes Photo : SW / Rue 89 Strasbourg / cc

Ensuite, sa famille est alévi, une partie de la population turque se réclame de ce culte issu de l’islam chiite, une communauté confessionnelle estimée à 15 millions de personnes qui souffre de discriminations en Turquie. En 2016, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné Ankara. En cause, l’État turc refuse de reconnaître les Alévis comme un culte, mais les apparente à un ordre soufi : les membres du clergé et lieux de cultes, les cemevi, ne sont donc pas dotés du statut particulier des religions. Au delà de la question religieuse, les alévis subissent intolérance et discrimination dans l’accès aux services publics à l’emploi et vivent de plus en plus en marge.

Baki pense que l’été n’est pas propice pour trouver un repreneur pour son magasin, même s’il est idéalement situé entre le centre-ville et la Gare, face au tram. En attendant, il empoigne un saz à manche long et commence à jouer. Les notes s’égrènent et s’élèvent dans la boutique, la mélodie rend l’atmosphère poétique et enchante les vitrines emplies de smartphones et de PC victimes des changements de mode ou de l’obsolescence programmée.  Un peu, finalement, comme un luthier rue du Faubourg-National. 


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