Après l’émotion suscitée par la médiatisation de plusieurs suicides d’élèves, l’Éducation nationale promet de renforcer sa lutte contre le harcèlement scolaire dès la rentrée prochaine. Il s’agira de généraliser le programme Phare (Plan de prévention du harcèlement à l’école), un dispositif expérimenté dans les écoles primaires et les collèges alsaciens depuis 2021.
Le programme prévoit en priorité la constitution dans chaque établissement d’une équipe d’au moins cinq adultes capables de traiter les signalements à l’aide de la « méthode de la préoccupation partagée » (MPP). Celle-ci est l’adaptation d’une méthode scandinave de résolution du harcèlement scolaire par Jean-Pierre Bellon, philosophe et consultant de l’Éducation nationale. En prime, les établissements sont appelés à s’engager dans des projets de sensibilisation et à former des équipes d’élèves ambassadeurs.
Lors des deux années scolaires d’expérimentation, des enseignants de tous les collèges et écoles primaires de l’Académie de Strasbourg ont été formés à la méthode de la préoccupation partagée. Ses principes opèrent un renversement : il ne s’agit plus de chercher à comprendre pourquoi la situation de harcèlement s’est installée, et donc d’interroger les causes et le profil de la victime, ni de punir des coupables. Le harcèlement scolaire est vu comme un engrenage de groupe que seuls les adultes peuvent casser en s’adressant à chaque acteur isolément, de manière brève et répétée. Un adulte rassure l’enfant victime dit « cible » sur le fait que sa souffrance est prise au sérieux.
Avec son accord, les adultes référents s’entretiennent avec chacun des « témoins », les intimidateurs, sans accusation ni menace de punition : les enfants sont mis en situation de prendre conscience de l’état de souffrance de leur camarade et encouragés à trouver eux-mêmes des solutions pour qu’il aille mieux. Jean-Pierre Bellon promet une approche efficace à plus de 80%.
Pas de temps dédié au programme
Bleuenn, professeure des écoles à Strasbourg, avoue qu’elle se prend parfois « des claques » quand elle découvre sur le tard des situations de harcèlement qu’elle n’a pas vu s’installer entre des enfants. Pourtant, à la suite de leur formation à la MPP, elle et ses collègues ont estimé qu’ils n’avaient ni le temps, ni les moyens de s’impliquer dans le dispositif Phare et de constituer une équipe de référents. Ils se sont contentés de recycler un projet pédagogique sur l’expression corporelle pour justifier auprès de leur hiérarchie de ce que leur école avait mis en place à la suite de leur formation :
« Nous avons pris cette liberté car nous n’avions pas assez de temps pour nous concerter. Quel enseignant a le temps pour se libérer pour des entretiens dont on ne peut maîtriser la durée avec de jeunes enfants ? Sans compter le temps avec les familles, parce qu’en primaire, il est sensible de s’isoler avec un enfant sans le consentement des parents. »
Manque de personnel et de financement
S’il est difficile en primaire de convaincre professeurs et directeurs de constituer des équipes référentes pour le harcèlement, les collèges peuvent au moins compter sur leurs conseillers principaux d’éducation et leurs infirmières scolaires. L’Éducation nationale préconise aussi de mobiliser les autres personnels éducatifs à commencer par les assistants d’éducation. Mais à raison de sept surveillants pour 700 élèves, impossible pour Lucie, CPE dans un collège du centre-ville de Strasbourg, d’inclure ces derniers dans son équipe. Difficile donc de faire sans professeurs :
« Nous manquons de temps et surtout de personnel. Peu d’enseignants se sont portés volontaires pour ces missions, qui ne sont pas rémunérées. Pour moi, ça rentre de toute façon dans mes attributions, même si on nous demande déjà de faire énormément de choses. Mais quand les professeurs doivent gérer des classes de plus de 30 élèves, je ne vois pas comment le dispositif Phare peut reposer sur eux. »
Lors de la mise en route de l’expérimentation, le temps de participation au dispositif Phare, à commencer par les entretiens et les bilans impliqués par la MPP, n’a pas été considéré comme pouvant donner lieu à des heures supplémentaires rémunérées. L’Éducation nationale laisse simplement aux directions d’établissements la liberté de piocher dans leurs enveloppes annuelles d’heures supplémentaires exceptionnelles, sans allocation supplémentaire de sa part. Ces dotations servent pourtant déjà à rémunérer les remplacements ou les voyages scolaires.
Bénévoles ou méchants
Cette absence de moyens a fini de convaincre Baptiste, professeur dans un collège sensible du Haut-Rhin, de quitter le programme au bout d’un an :
« Vu de l’extérieur, les gens se disent “mais c’est merveilleux ! On forme les profs à une méthode révolutionnaire contre le harcèlement scolaire !” Qui est opposé à la lutte contre le harcèlement scolaire ? Pas moi ! Mais si on ne s’implique pas bénévolement, alors on est les méchants… La direction nous a promis que les moyens pourraient venir plus tard. Ça fait deux ans et personne n’a rien vu venir. Cette question des moyens me gêne profondément. »
Julien, professeur dans un collège prioritaire de Schiltigheim, endosse sa nouvelle mission de référent harcèlement en plus d’un engagement dans un dispositif d’inclusion d’élèves autistes. Il estime déjà travailler 45 heures par semaine et avoir de la marge pour accompagner la progression du recours à la MPP dans son établissement. Mais il croit que le « Pacte enseignant » pourra consolider le dispositif. Ce contrat d’engagement que le ministère de l’Éducation nationale prévoit d’instituer à la rentrée 2023 propose aux enseignants d’endosser de nouvelles missions en contrepartie d’une rémunération annuelle supplémentaire :
« Dans mon collège, tous les référents sont convaincus. Mais si on ne donne pas de moyens humains, ça va forcément s’essouffler. Il faut quelqu’un de disponible pour relancer régulièrement et du temps dégagé pour qu’on n’en reste pas à des discussions entre deux portes ! »
Julien prévient qu’il faudra aussi œuvrer à l’adhésion, loin d’être acquise, des autres adultes et notamment les parents :
« La MPP ne peut fonctionner que s’ils n’interviennent pas, même s’ils pensent bien faire. Sinon c’est l’échec. Il faut parfois convaincre les adeptes de la punition et ce n’est pas toujours évident. »
Savoir reconnaître les limites de la méthode
Pour les référents Phare, tout l’exercice consiste à bien cerner les situations de harcèlement qui peuvent relever d’une MPP. La violence physique, le racket, l’humiliation sur les réseaux sociaux ne peuvent plus être stoppés par cette méthode par exemple. Les personnels éducatifs passent alors au recadrage, chez le directeur, avec les étapes de sanction classiques qui peuvent aller jusqu’à l’exclusion de l’établissement.
Après leur formation magistrale, les enseignants continuent de bénéficier de sessions en ligne, en assistance d’une centaine de collègues, pour analyser leur mise en pratique. Tina, référente depuis deux ans dans le même collège que Thibault, a participé cette année à une dizaine de MPP. Elle admet que les adolescents peuvent se jouer de cette méthode bienveillante :
« Les réactions des élèves peuvent être compliquées à gérer. Parfois, alors que nous savons qu’ils sont impliqués, qu’ils ont insulté ou menacé un autre élève, ils sourient et nous affirment qu’ils n’ont rien remarqué, qu’il va très bien. Forcément, les élèves reçus en discutent entre eux par la suite. Et ils se retournent parfois contre l’élève cible. Cela a pu arriver. »
Sur la trentaine de MPP réalisées dans l’établissement de Julien, deux cas n’ont pu être résolus dans les quinze jours que se fixe son équipe :
« Il s’agissait de situation de harcèlement plus graves et plus ancrées qu’on ne le pensait, des choses commencées en CE2 dont on ne se rend compte qu’en 4e et qui n’avaient rien à voir avec une dynamique de classe qui part mal avec un bouc émissaire. Il fallait passer la main et couper court de manière abrupte. On peut faire quelque chose au début face à des petites insultes répétées mais quand on en est arrivé au montage-photo diffusé sur les téléphones… c’est trop tard. »
Les premiers chiffres de l’Académie de Strasbourg indiquent que 90% des MPP pratiquées dans ses établissements en 2022-2023 ont été couronnées de succès aux dires des enfants « cibles ». Dans un souci d’efficacité, les parents des élèves intimidateurs ne sont pas informés de l’activation d’une MPP les concernant et les parents des victimes non plus, si ce ne sont pas eux qui alertent.
Lucie assume qu’elle fait remonter pour ces statistiques des MPP employées « de manière très large » dans le cas de multiples petits agissements discrets sur lesquels il est possible d’intervenir sans punir :
« Toutes les situations d’intimidation sont à traiter pour éviter d’en arriver à du harcèlement. Même des petites moqueries systématiques quand un élève prend la parole en classe. »
« On ne voit pas toutes les situations réglées au quotidien »
Toutes les procédures de MPP sont documentées et archivées au sein de chaque établissement. Lucie admet qu’elles servent à minima comme des preuves à leur disposition pour assurer leurs arrières, dans un climat de pression forte sur l’école :
« On ne voit pas toutes les situations réglées au quotidien. Ce qui nous fait peur, c’est d’avoir tiré la sonnette d’alarme de tous les côtés, d’avoir activé la MPP, d’avoir fait un signalement à l’inspection académique, invité les parents à porter plainte en sachant que la réaction de la justice n’est pas immédiate et que le harcèlement puisse continuer pendant ce temps-là… Il faut noter tout ce qu’on a fait parce que le jour où un drame se produira, on viendra nous poser des questions. »
Deux ans après le lancement de Phare, l’Académie de Strasbourg précise que l’engagement des professeurs dans le dispositif pourra bien faire l’objet du « Pacte enseignant ». Pour les simples référents MPP, elle annonce une indemnité pour mission particulière de 1 250 euros par an. L’institution n’a pas précisé à Rue89 Strasbourg combien de cas de harcèlements graves et non résolus en interne ont été signalés auprès de ses services et pris en charge par ses référents départementaux. Pour l’heure, elle annonce donner la priorité à la formation des enseignants au cyberharcèlement, caractéristique des cas les plus graves.
Les professionnels interrogés dénoncent en parallèle l’absence de moyens consacrés aux élèves traumatisées par un passif de harcèlement, dans un contexte de manque criant d’infirmières, de psychologues scolaires et de place dans les structures extérieures de prise en charge psychologiques des adolescents. À contre-pied de la théorie sous-jacente à la MPP selon laquelle la victime d’un harcèlement de groupe n’a pas de profil type, ils pointent l’augmentation des enfants ciblés par homophobie ou par transphobie.
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