L’Union européenne (UE) comptait déjà un observatoire du marché du sucre, de la viande ou du lait. Depuis début novembre, elle a aussi son observatoire du marché du vin, lancé en grandes pompes par la Commission européenne à Bruxelles. Une vingtaine de viticulteurs, originaires de toute l’Europe, y siègent. L’Alsacien Pierre Bernhard, à la tête d’une exploitation de 23 hectares (entièrement certifiée « bio » depuis 2007) à Châtenois, à mi-chemin entre Strasbourg et Colmar, fait partie de ce club très fermé.
Lui et ses collègues ont une mission bien définie : aider la Direction générale de l’Agriculture (DG AGRI, les services techniques de l’exécutif européen sont organisés par thématique) à mieux comprendre les problématiques auxquelles font face les vignerons européens. Entre le Brexit, les taxes imposées par le président américain Donald Trump et la concurrence chinoise, ces défis ne manquent pas.
Pierre Berhnard, déjà habitué à l’Europe
Pendant deux ans, Pierre Bernhard sera à la disposition de la Commission européenne pour exposer ses difficultés quotidiennes. Le viticulteur, ex-élève de l’école de Management (EM) de Strasbourg, explique :
« L’objectif de l’observatoire, c’est d’avoir des intervenants qui jouent le rôle d’experts pour la DG AGRI. Elle peut nous poser ses questions, avoir un vrai “feedback” et aussi pouvoir améliorer la définition des données de marché. Pour la Commission, naturellement, cela est très utile ! »
Pierre Bernhard recourt sans ciller aux anglicismes et autres abréviations : il est déjà rodé pour dialoguer avec l’exécutif européen. Ce viticulteur de 51 ans n’est pas novice dans le milieu institutionnel. Il est trésorier adjoint du syndicat des Vignerons indépendants de France et membre de la Confédération européenne des vignerons indépendant (CEVI). Comme tout lobby qui se respecte, la CEVI dispose d’un bureau à Bruxelles.
Des réunions « super technocratiques »
La première réunion de l’observatoire du marché du vin s’est tenue à la Commission européenne, les 4 et 5 novembre. Pierre Bernhard et ses homologues y ont été accueillis par Michael Scannell, responsable des Marchés et des observatoires à la DG AGRI. Une fois les présentations faites, le groupe est rapidement entré dans le vif du sujet, évoquant notamment les problèmes auxquels sont confrontés les viticulteurs qui exportent leurs bouteilles au-delà des frontières de leur pays.
Du Coca-Cola au Chardonnay
Pierre Bernhard, lui, envoie une partie de sa production à l’étranger – notamment vers le Canada, le Mexique, Singapour ou les États-Unis. Mais en représailles à des subventions accordées à l’avionneur européen Airbus, Washington a décidé de taxer plusieurs produits de l’UE – dont les vins, à hauteur de 25%. Or les Etats-Unis représentent le premier marché de vins et spiritueux français à l’export, et le cinquième pour les vins d’Alsace.
Pierre Bernhard regrette amèrement cette décision, car il considérait jusqu’alors les États-Unis, « qui sont passés du Coca-Cola au Chardonnay », comme un « marché cible pour l’Alsace. » En d’autres termes, les Riesling, Gewurztraminer et autres Pinot gris auraient rapidement pu gagner en notoriété outre-Atlantique. Les droits de douane nouvellement imposés risquent fortement de briser cet élan.
Pierre Bernhard ne se réjouit pas non plus du tout du Brexit. Au contraire, il ne peut que regretter le départ du Royaume-Uni de l’UE, mais explique que l’Alsace ne sera pas spécialement touchée par ce divorce :
« Les vins de Bordeaux ou de Bourgogne sont beaucoup plus concernés. Les Anglais, l’Alsace, ils ne connaissent pas trop… Pour ma part, je n’ai qu’un distributeur outre-Manche, dans l’Est du pays, du côté de l’Essex. »
La concurrence de la Chine a aussi été évoquée pendant la réunion. Le pays est le sixième producteur de raisins du monde. Si la production de raisins secs et de raisins de table ne pose pas spécialement de problème aux viticulteurs européens, ils voient en revanche d’un mauvais œil l’exportation de vin chinois, en plein essor quantitatif.
Pendant tous ces débats, Michael Scannell, le chef d’orchestre des pourparlers de l’observatoire, a prié ses membres de laisser de côté leurs opinions politiques. Il a profité de l’occasion pour poser une série de questions aux viticulteurs – certaines très techniques (sur les coûts au moment de la production, de la vinification, de la distribution, de la commercialisation, etc.) et d’autres plus en lien avec l’actualité et les grandes priorités de la Commission européenne.
Parmi elles : l’export de vin européen vers les États-Unis va-t-il progresser ? Quelle sera la place des importations de vins étrangers vers l’Europe ? Quelle va être l’influence du changement climatique ? Pierre Bernhard ne le cache pas :
« Ce genre de réunions sont… super technocratiques. En face de nous, nous avons de vrais experts, pas des politiques. Il me semble que c’est très important de pouvoir faire circuler les informations, donc c’est une bonne chose de participer à ces rencontres. La première n’était pas spécialement stressante. La Commission nous a simplement fait part de ses besoins. »
Prochaine réunion en mars
Difficile pour l’heure de juger de l’utilité de l’observatoire.PIerre Bernhardt se dit toutefois « fier » de participer à cette « aventure », qui pour lui représente un « challenge » et lui « ouvre de nouveaux horizons ». Il comprend bien la nécessité de la Commission européenne de mettre à jour ses outils statistiques qu’il qualifie d’ »obsolètes ». Le viticulteur pense d’ailleurs que l’Europe aurait tout intérêt à raisonner selon les plus petits dénominateurs communs possibles – à savoir cépage par cépage (plutôt que région par région), pour réussir à disposer des données les plus précises qui soient.
Dans un carnet en liège, comme les bouchons des milliers de bouteilles qu’abrite son entrepôt, Pierre Bernhard a soigneusement noté ses « devoirs » en vue de la prochaine réunion, prévue en mars 2020. La Commission européenne souhaite notamment recueillir des données sur les niveaux de production, de stock, les prix, les coûts…
Pendant l’hiver, en attendant son prochain séjour bruxellois, Pierre Bernhard se dispensera de l’épineuse tâche de la taille des vignes. En revanche, il participe volontiers à des salons pour faire découvrir ses vins et les vendre. Il n’hésite donc pas à quitter son Alsace natale, et pas seulement pour la Belgique. Mi-novembre, il était par exemple présent au Salon des vins des vignerons indépendants de Lille. Et juste avant la première réunion de l’observatoire à Bruxelles, il avait fait un détour par le continent asiatique.
Le vigneron ne passe donc plus beaucoup de temps dans ses vignes. Cinq personnes travaillent à temps plein dans l’exploitation. Ses parents sont là aussi, et participent notamment aux tâches administratives. C’est de sa mère que Pierre Bernhard tient sa passion pour la viticulture. Elle-même a été viticultrice toute sa vie.
Quant à sa passion pour l’Europe, elle n’est pas encore totalement affirmée mais Pierre Bernhard demande à voir. Et le viticulteur de l’attester : « L’UE est trop importante aujourd’hui pour faire comme si elle n’existait pas. »
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