« Ça va pas le faire. » Ameur Brieg s’aperçoit qu’un des acteurs de la web-série « Au pied d’ma tour », tournée depuis septembre à Hautepierre, s’est coupé les cheveux. Les bras croisés dans sa doudoune, le jeune homme de 18 ans est songeur : « avant, il avait les cheveux plus longs. Là, ça va poser des problèmes de raccords au montage. »
Dans la matinée du samedi 9 novembre, ils sont une dizaine à s’activer au pied des immeubles de la place Erasme, en plein cœur de la maille Éléonore. « Silence », « action », « coupez » : les prises s’enchaînent sous un grand soleil malgré un thermomètre qui ne dépasse pas les sept degrés. Casquette vissée sur la tête, Ameur regarde dans l’écran de la caméra la scène qui vient d’être enregistrée.
Des épisodes d’une dizaine de minutes
Tournée depuis septembre à Hautepierre, la web-série s’inscrit dans un partenariat entre la Maison des Adolescents (MDA), la Jeep (Jeune équipe d’éducation populaire) et l’association Horizome qui soutient des projets initiés par des jeunes du quartier. Les premiers épisodes seront diffusés sur une chaîne YouTube dédiée. Ils seront projetés dans la soirée du samedi 14 décembre au centre socioculturel de Hautepierre.
L’idée est née il y a un an, lors d’une réunion dans les locaux d’Horizome. Ameur et deux amis d’enfance, Dylan Hunzinger et Mikaïl Baba, 17 ans tous les deux, décident de reprendre le nom de « Au pied d’ma tour » (une émission de HTP radio qui vise à mettre en avant des personnalités de Hautepierre) pour raconter une histoire.
Influencés par la série marseillaise « Les Déguns », qui cartonne sur YouTube, le trio opte pour le format de la web-série avec des épisodes courts d’une dizaine de minutes en moyenne. Leur scénario : trois artistes du quartier, deux garçons et une fille, cherchent à percer dans le milieu du rap. Ils sont repérés par un producteur mais chacun va choisir une voie différente pour réaliser son rêve.
« Ils avaient déjà les plans en tête »
Encadrés par la designer Pauline Desgrandchamps, membre d’Horizome, et le vidéaste strasbourgeois Vincent Viac, Ameur, Dylan et Mikaïl ont retravaillé le scénario et ont ainsi été initiés aux codes de l’écriture image. Vincent Viac détaille :
« Ils se sont rendu compte de certaines limites : si à la séquence 12 un personnage fait telle action, dans la séquence 22 de l’épisode 3, il ne peut pas faire ça. Mais c’était hallucinant parce-qu’ils avaient déjà les plans dans leurs têtes : un panoramique qui descend du haut de la tour, puis la caméra qui s’arrête sur la porte, puis sur le personnage. L’aspect de réalisation était déjà là. »
Tout a commencé avec un téléphone
C’est au collège que les trois potes ont commencé à filmer des petites histoires avec un iPhone. Plus tard, au sein du collectif strasbourgeois Eklips Production, ils ont participé à la réalisation de plusieurs clips de rappeurs du quartier. Ameur sourit :
« On faisait des trucs à l’instinct. Par exemple, les champs, contre-champs, je ne savais pas comment ça s’appelait. Je pensais avoir inventé quelque chose en le faisant ! »
Les contraintes du tournage
En parallèle de la web-série, les trois garçons ont bénéficié de sessions de formations sur le langage audiovisuel, le montage ou le cadrage, assurées bénévolement par le réalisateur strasbourgeois Quentin Écrepont ou le photographe Dominique Pichard. Lors des tournages, Dylan, Ameur et Mikaïl assurent les prises d’images et de sons en alternance avec d’autres professionnels de l’audiovisuel. Ils ont découvert les contraintes de certains tournages. Ameur raconte :
« On découvre que ce n’est pas parce qu’on a une idée en tête que ça va être fait. Ça va dépendre de la météo, de la lumière, de l’angle. Et si on n’est pas d’accord avec ce qu’un pro vient de tourner comme plan, on en discute. Je me souviens par exemple d’un effet de flou dans une séquence qui ne me plaisait pas. On n’a pas toujours le dernier mot. »
20 000 euros de subvention, 22 volontaires
La préfecture du Bas-Rhin finance le projet à hauteur de 20 000 euros, dans le cadre du dispositif Mildeca sur la prévention des addictions. Un budget divisé entre la web-série et une émission de HTP Radio. « C’est serré, ce qui implique beaucoup de bénévolat », affirme Vincent Viac.
Entre l’équipe technique et les acteurs, ce sont au total 22 personnes qui sont volontaires sur le projet. Massar, un éducateur de la Jeep, campe même un petit rôle dans la série. Sa collègue Waïla, est aussi présente sur les tournages, en soutien.
Les petits dirigent les « grands frères »
Pour Ameur, Mikaïl et Dylan, parler du rap et du quartier où ils ont grandi était évident. « C’est vraiment ce qui représente Hautepierre », considère Ameur. Sur les tournages, deux générations du même quartier travaillent ensemble et ce sont les petits qui dirigent les anciens.
Pour incarner les personnages, les trois jeunes ont fait appel aux rappeurs hautepierrois Moxxx et Ridfauve, 40 ans tous les deux. Junior, un autre rappeur strasbourgeois et Serena, une chanteuse originaire du Neuhof, ont par la suite rejoint le casting. Mikaïl se souvient d’avoir été intimidé de donner des directives à ceux qu’ils appellent des « grands frères » :
« Ils ont su se mettre dans la peau de leur personnage. Moxxx, c’est le boss du rap à Hautepierre. C’était évident que ça soit lui qui joue le rôle du producteur. Ridfauve, Junior et Serena jouent les artistes qui veulent percer. Ils connaissent le milieu de la musique. Ils étaient faits pour ces rôles. »
Junior et Ridfauve, qui ne sont pas des acteurs professionnels, considèrent leur participation à la web-série comme un échange, une transmission avec les jeunes. « Je les laisse me diriger parce que c’est un apprentissage pour eux », explique Ridfauve. « Ce sont des jeunes qui arrivent à porter un projet, ça donne l’exemple pour les autres. »
La maille Éléonore, l’actrice principale
Figure centrale de la web-série : Hautepierre. Mikaïl, qui connaît toutes les mailles « comme sa poche », s’est chargé du repérage des lieux de tournages. Un petit défi dans un quartier où trois mailles sur cinq ont été largement transformées par la rénovation urbaine et où les tours n’existent presque plus. Son choix s’est finalement porté sur la maille Éléonore, la « Élé », où lui et Ameur ont grandi. La dernière, avec la maille Brigitte, à ne pas encore avoir été modifiée par les rénovations. Ameur décrit :
« Ailleurs dans le quartier, les immeubles sont plus colorés, tout est plus urbanisé, comme à la maille Jacqueline. Alors qu’à la Éléonore, tout est blanc et gris, à l’ancienne. »
Certaines séquences, comme les sessions d’enregistrements en studio, ont été tournées aux ateliers M33, à la Meinau, ou au centre-ville de Strasbourg. Depuis le mois de septembre, deux épisodes ont été enregistrés. Huit au total sont prévus.
Apprendre la patience et le collectif
Dans le quartier, la web-série a suscité la curiosité des habitants et d’autres jeunes participent régulièrement aux tournages comme figurants. Parmi eux, Abdou qui s’est découvert une passion pour l’animation et a démarré un stage auprès de Vincent Viac.
De leur côté, Ameur Dylan et Mikaïl expliquent avoir appris la patience et travailler avec un collectif. « Moi qui pensais que ça pouvait se faire en deux ou six mois, ça a pris presque un an ! », lâche Ameur. Il confirme qu’il souhaite plus que jamais devenir réalisateur et s’imagine un destin à la Steven Spielberg.
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