Cécile : Quels éléments avais-tu au moment où tu as postulé pour cette installation sur la place du Marché de Neudorf ?
Philippe Lepeut : On avait à notre disposition le plan masse de Catherine Linder (ndlr : l’architecte-paysagiste), l’historique de la place, celui de la halle du marché, etc. ainsi qu’un certain nombre d’éléments sur le devenir de la place (la répartition des espaces entre marché et plaisance, le dessin des espaces, leurs matériaux). À partir de là, il y avait tout à imaginer. Dans cet aménagement, Catherine Linder avait prévu une pergola qui était une sorte de limite entre l’espace du marché plus minéral et un espace plus jardiné. Cette pergola était déjà une longue ligne entre la médiathèque et le Taps Scala. La pergola est une sorte de résilience des « fabriques » que l’on construisait dans les jardins au XVIIè siècle, tradition appartenant à l’art des jardins qui s’est poursuivie jusqu’au XIXè siècle. Dans notre cas, c’est un élément qui organise une circulation. Une des demandes était aussi de valoriser la façade de la médiathèque mais elle n’a pas de façade, exercice difficile donc.
C : Pourquoi à ce moment-là as-tu fait le choix du sonore ?
PL : Au début, ma réflexion n’était pas sonore, elle était un peu différente. J’ai travaillé dans un premier temps sur la valorisation de la façade, cette façade qui n’existe pas. Il s’agit d’une loggia qui est très sonore, il y a un écho terrible. C’est ainsi que, de la résonance de la médiathèque au Taps Scala en passant par la pergola j’ai imaginé une œuvre sonore en trois parties. Au début, j’avais imaginé une « volière » sonore dans la loggia, puis « la course », des sons se déplaçant dans le sens de la pergola et, sur la façade du Taps Scala, il y aurait eu un haut-parleur, « l’appel ». Ça, c’était le projet initial. Le projet a été sélectionné et il a évolué : j’ai alors recentré le projet sur la pergola.
C : Quelles sont les différentes étapes qui sont nécessaires à la réalisation de cette œuvre ? Quels en sont les différents protagonistes ?
PL : Il y a donc cet aspect visuel que j’ai travaillé avec Fred Rieffel. Il y a aussi l’installation technique proprement dite qui est réalisée par la société Lagoona. Et, il y a la composition sonore, l’idée était de faire une bande-son pour la place du marché de Neudorf mais une bande-son avec des trous et qui articule deux types d’espaces sonores, d’une part une horloge ornithologique – avec des chants d’oiseaux plus ou moins musicalisés, pour scander les heures de 8h à 21h, soit 14 apparitions dans la journée. Cette horloge ornithologique est un clin d’œil à l’horloge astronomique de la Cathédrale. Et ensuite, il y aura des ambiances sonores saisonnières qui changeront donc 4 fois dans l’année.
C : Accepterais-tu de nous raconter certaines de tes expériences de captation de sons qui seront diffusés sous cette pergola ?
PL : (…) Je suis allé sur le delta de la Sauer, des centaines de reinettes chantaient en même temps, elles faisaient un vacarme extraordinaire. Les micros sont posés : les reinettes chantent, une grenouille verte ajoute sa mélodie et puis tout d’un coup qu’est-ce que tu entends ? Un avion qui passe, puis une voiture, un train, et une infra-basse qui dure, qui dure : c’est une péniche qui passe. Le delta de la Sauer est un triangle avec d’un côté la voie ferrée, de l’autre l’autoroute et pour le troisième c’est le canal et il y a les lignes aériennes qui passent au-dessus. C’est ça le son du delta de la Sauer, ce sont des grenouilles absolument assourdissantes et en même temps plein de choses qui appartiennent au monde moderne et qui s’y mêlent.
À l’Illwald, c’était un rossignol qui chantait dans la nuit, et puis tout à coup un chœur de grenouilles rieuses et des grenouilles vertes en contrepoint. Ce sont de beaux moments, j’étais tout seul, de l’eau jusqu’au genoux, le casque sur les oreilles : tu entends tous les sons et tu as l’impression que la vie arrive de partout, c’est assez impressionnant.
Les grenouilles, ce furent de beaux moments. Je suis allé à Munster pour enregistrer les oiseaux au lever du jour. J’ai dormi dans un pré. Il faisait un temps magnifique, une nuit très claire. Soudain, sans que je n’ai rien entendu venir, je me suis retrouvé entouré de vaches que j’ai alors enregistrées.
Le problème avec le son, c’est que tu n’as jamais ce que tu veux au moment où tu y es. Il faut aller cent fois sur le motif pour avoir « le son » mais entre temps tu enregistres des sons que tu ne cherchais pas et qui sont formidables.
« Un son qui demande à ce qu’on prête l’oreille »
C : À quel point le son sera-t-il audible ?
PL : Ça on verra, il faut écouter. Néanmoins, je ne veux pas que ce soit un son envahissant, je cherche un son qui demande à ce que l’on prête l’oreille.
C : Tu vas nous raconter des histoires ?
PL : Les histoires ce sont les sons qui les raconteront. Les histoires possibles seront repliées dans les sons. Je n’impose pas une histoire, je crée des situations sonores qui permettent de se raconter des histoires.
C : Pourquoi ce nom de Syneson ?
PL : C’est un néologisme qui est là pour convoquer des idées différentes dans un même mot : le cinéma du son, ciné-son, la narration. C’est aussi la synesthésie, le déplacement du corps ; le son va se déplacer sur les 7 enceintes et le corps va se déplacer le long de la pergola, c’est une espèce de double mouvement qui parfois sera contradictoire, parfois coïncidera. Il arrivera que le son parte d’un côté quand on ira de l’autre, on ne l’entendra pas mais ce n’est pas grave, ça fait partie du jeu, on peut passer à côté. Il y a peut-être des habitants qui n’entendront jamais rien, c’est possible, et d’autres très réguliers qui entendront toujours la même chose.
Bonne découverte donc !
Y aller
Inauguration le samedi 30 novembre à 15h, place du Marché, Neudorf à Strasbourg. Puis tout au long de l’année…
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Voitures délogées et zosios en bande son, on râle à Neudorf
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