« Ici tout le monde me connaît. C’est moi qui dessine à la craie sur le sol quand il fait beau. Et je joue du djembé sur la place Kléber. » Baye Fall, 50 ans, a été 14 ans sans domicile. Depuis mars, il est titulaire d’un bail de sous-location pour un appartement situé à Neudorf, grâce à Un Chez Soi D’abord. Ce dispositif, qui met en relation des bailleurs et des personnes en précarité, lui a proposé mi-mai de se faire vacciner contre le covid-19.
Baye Fall fait toujours la manche : « j’ai un toit, mais je suis toujours dans la rue ». Il suit l’actualité grâce à 20 Minutes, disponible gratuitement, mais « ne regarde que le sport » :
« À force d’entendre parler du covid-19, j’ai pesé le pour et le contre, mes appréhensions et mes doutes, et puis j’ai dit oui au vaccin. Sans les bénévoles, je ne serais jamais allé de moi-même au centre de vaccination. Un pote marocain m’a dit de ne surtout pas le faire, qu’il y avait du poison dans le produit pour éliminer les étrangers. Les Arabes que je connais dans la rue ont peur du système français. Mais cela s’explique aussi par le passé migratoire ou les guerres coloniales qu’ont connu leurs grands-parents. »
Né en 1970 au Sénégal, sur l’île de Gorée, Baye Fall est ciblé pour recevoir deux injections de vaccin Pfizer par l’Agence régionale de santé (ARS). Le 11 mai, il est emmené dans les locaux de l’association Alt, un des acteurs du dispositif Un Chez Soi D’abord, à l’intérieur d’un Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) par des travailleurs sociaux :
« Ils m’ont amené dans un bureau et m’ont posé des questions. L’infirmière m’a nettoyé le bras, elle m’a prévenu que ça allait piquer. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, la douleur je connais. La mer m’aurait déjà tué si je devais mourir. »
Hébergé, comme de nombreux sans-abris, à l’Hôtel Pax pendant le premier confinement et passé de pays en pays jusqu’à rejoindre en 1994 le camp de Calais, Baye Fall a plutôt bien vécu la crise sanitaire :
« La peur, je l’ai laissée dans la mer, en plein océan atlantique. Les gens meurent, le bateau prend l’eau. On n’a pas de papier parce que les passeurs nous demandent de les jeter pour éviter qu’on nous rapatrie. Et puis les gardes côtes d’Espagne nous ont sauvé la vie. Aujourd’hui, je me sens bien, je me sens en sécurité avec le vaccin. Je suis rassuré, de qui, de quoi, je ne sais pas, mais rassuré. »
Baye Fall attend « avec hâte » sa seconde dose, prévue le 22 juin mais il se voit comme une exception :
« Les gens dans la rue de toute façon, ils n’iraient pas d’eux-mêmes se faire vacciner. Il faut une association pour ça. Et puis, je n’en ai croisé aucun atteint du covid-19, ils ont d’autres pathologies ou alors ils sont malades d’addictions. Je dois être le seul de la rue à m’être fait vacciner. »
Des passants pensent que le virus aurait pu être inventé
Près de la station Homme de Fer, Mathieu et Nora sont à la rue depuis plus de deux ans. Auparavant dans l’agro-alimentaire, ils ont perdu leur emploi. Ils vivent du RSA et de la générosité des passants, « en baisse depuis la crise sanitaire », de quelques missions d’intérims et de travaux non déclarés. Nora aurait voulu démarrer une formation mais elle a été annulée à cause de la crise sanitaire. Ensemble depuis neuf ans, ils sont restés à l’écart des hôtels pendant les confinements car ils n’ont pas confiance. Mathieu craint les violences et les bagarres. Même sentiment vis-à-vis de la Croix rouge, lorsque ses bénévoles sont venus lui présenter le vaccin :
« Je le ferai seulement si ça devient obligatoire. On y pense un peu dans la rue, mais je n’ai vu personne de contaminé. J’ai même un peu douté de son existence. Parmi les passants, certains pensent que le virus aurait pu être inventé. Mais entre personnes de la rue, on n’en parle presque pas, ça ne nous impacte pas. La période de crise sanitaire, je l’ai vécue comme une autre. Il y avait moins de monde dans les rues, c’est tout. »
Il ignore où sont les centres de vaccination à Strasbourg. Sur son téléphone, un modèle à touches, il a accès à la radio, mais il discute surtout avec des amis de la rue pour s’informer. Depuis quelques mois, une amie du couple les accueille pour se doucher et dormir au sec. Là-bas, la télévision est souvent allumée pour suivre les informations, rapporte Nora, 28 ans. Pour elle, pas de vaccin non plus tant que c’est possible :
« Je n’ai pas peur du virus mais surtout du vaccin. Il ne me donne pas trop confiance. Et puis, j’ai peur des aiguilles et des effets secondaires. Mais sinon, j’ai bien conscience que le virus existe, je respecte tous les gestes barrières et porte mon masque. Je suis quand même consciente des risques. Je connais des personnes qui l’ont eu donc il est là, il existe bien. »
« On ne se sent pas concernés par le virus »
Place Kléber, sous l’auvent de l’ancienne brasserie Kohler Rehm, Tom, 44 ans, fait partie d’un groupe hétéroclite d’une dizaine de personnes sans domicile fixe. Il est le seul à accepter de parler du vaccin. Dans la rue depuis trois ans après avoir fait 18 mois de prison pour vol, il compte sur le travail en intérim et les allocations chômage pour s’en sortir. Hébergé en hôtel par le 115 depuis décembre 2020, personne ne lui a proposé de vaccin :
« J’ai été cas contact sans avoir contracté de symptômes. C’était mon camarade de chambre qui l’a eu. Le mec, il dormait dans le lit à côté de moi, à 50 cm. Il est resté plusieurs semaines à ne pas être bien, avant qu’il soit hospitalisé. J’ai donc été testé et je n’ai même pas été positif, toujours négatif. Alors c’est bizarre. Je ne comprends pas pourquoi les autres le chopent et pas moi. Et pourtant, on reçoit des dons des gens, on mange derrière eux, on touche les pièces de monnaie, les vêtements qu’ils nous donnent… »
« À cause des puces, punaises et des tiques dans l’hôtel, mes plaies s’infectent. Soi-disant il y a eu une désinfection, mais moi j’en ai marre de me faire dévorer », se plaint-il, inquiet d’être radié du 115 s’il quitte sa chambre. Pour se soigner, il désinfecte ses morsures et piqures à l’aide de matériel disposé dans sa chambre. Atteint par un cancer du poumon, il ne souhaite aucun suivi et se déclare « anti-pharma ». Concernant le covid-19, il est sceptique :
« Ça reste un virus comme le reste, comme la grippe. Il y a un peu plus de morts que d’habitude c’est tout. Entre nous, on n’en parle pas. Sauf le matin après avoir écouté la télévision à l’accueil de l’hôtel. On ne s’inquiète pas, on ne se sent pas concernés, personne qu’on côtoie n’est malade : on doit avoir plus d’anticorps que les autres. »
Dans les faits, les personnes à la rue présentent plutôt des facteurs aggravants. Tom accepterait le vaccin si on lui proposait, notamment dans le but d’obtenir un « passeport vaccinal » dont il est persuadé qu’il sera nécessaire pour retrouver une vie sociale.
« Venir-vers », l’exemple de l’Hôtel de la rue
Au 91 route des Romains, l’Hôtel de la rue géré par l’association La Roue Tourne accueille des personnes en situation de précarité depuis 2019, des jeunes mais aussi des personnes autour de la soixantaine. En 2020, parmi les 104 personnes, 7 cas positifs ont été recensés. En janvier 2021 sur les 87 résidents encore présents, il y a eu 3 cas positifs.
Anne Véronique-Auzet, présidente de l’association, a été contactée par la Ville et l’ARS pour organiser des sessions de vaccination à destination de tous les résidents majeurs. Mais avant une session organisée le 14 avril avec des médecins de la Ville, l’association et Médecins du Monde ont dû faire preuve de pédagogie. Anne-Véronique Auzet raconte :
« Nous ne parlions pas de la vaccination avec nos résidents. Puis lorsqu’il a fallu en parler pour la première session de vaccination, nous avons vu que les gens étaient majoritairement hésitants. Même dans l’équipe du personnel, tous n’étaient pas convaincus. Cela tombait mal, puisque c’était en plein débat autour de la fiabilité du vaccin AstraZeneca. Beaucoup en ont entendu parler, sans trop comprendre toutes les nuances entre les vaccins, même pour ceux qui parlent bien le français. On a finalement réussi à en convaincre quelques uns. Mais après la première injection, une dizaine de résidents s’est ajoutée à la liste pour la seconde session, voyant que personne n’était tombé malade. »
À l’intérieur de la structure, il y a internet et tous les résidents ont un téléphone portable. Sado, Français d’origine Africaine, âgé de 63 ans, s’informe tous les jours. Sur son téléphone, il montre une vidéo qui fait le lien entre des personnes décédées et l’injection de vaccins :
« Pour le moment je me sens bien. Je ne veux pas me créer des problèmes avec ce vaccin. Je dois attendre de bien comprendre et d’avoir plus d’éléments. Je ne veux pas condamner le vaccin mais à choisir, je préférerais prendre le russe. »
« Au départ j’étais réticent », témoigne également Phall, franco-tunisien de 54 ans, depuis un an résident :
« Je me suis laissé influencer par l’arrivée potentielle d’un passeport vaccinal. Sinon, je reste stupéfait de la rapidité avec laquelle le vaccin a été fabriqué puis commercialisé. Dans l’Hôtel, beaucoup sont réticents. La majorité des personnes qui ne l’ont pas voulu, ce sont des Géorgiens, des Tchétchènes, des personnes des pays de l’Est, parce qu’ils ont des échos de leur pays. Ils sont très méfiants et écoutent la propagande qui dit que le vaccin est vecteur de morts. Ils parlent beaucoup entre eux. »
Pour les prochaines vaccinations, l’association devra organiser avec la Ville des sessions collectives au centre de vaccination. Selon Anne-Véronique Auzet, sans cet effort, les résidents « n’iraient pas d’eux-mêmes ».
Dans la rue, « on marche à l’exemple »
Depuis le 10 mai, la Croix Rouge organise des maraudes vaccinales, avec son propre bus. Les sans-abris sont gardés à proximité 15 minutes après l’injection. Philippe Breton, vice-président chargé des activités opérationnelles de la Croix Rouge du Bas-Rhin, dresse la liste des freins pour atteindre les plus exclus, souvent étrangers :
« Les personnes SDF sont en dehors des radars de la vaccination, ils ne se rendent pas dans les structures. Et même s’ils déboulaient dans des centres de vaccination, compte tenu de leur hygiène, ça ferait remue-ménage. C’est un public très réticent, souvent avec des pathologies. Même malades du covid-19, parfois sans papiers, ils ne contactent pas la Sécurité sociale pour s’isoler. Pour s’inscrire à la vaccination, il faut de la connexion internet et certains n’ont pas de téléphone. La majorité d’entre eux ne parlent pas français ou mal, ce qui ajoute aux freins. Pour nos maraudes vaccinales par exemple, on a dû traduire nos questionnaires en 15 langues. Et puis la vie des personnes vivant dans la rue est tellement difficile que le covid-19 n’est pas une priorité pour eux, ils doivent déjà gérer leurs problèmes quotidiens heure par heure. »
Les travailleurs sociaux et maraudeurs comptent sur le bouche à oreilles, en ultime moyen pour « augmenter l’acceptabilité vaccinale », explique Philippe Breton :
« Ce sont des personnes que seuls les maraudeurs et travailleurs sociaux connaissent et peuvent approcher. Ils sont méfiants mais peut-être moins avec nous. On ne cherche pas à vacciner à tout prix, on les informe. On compte sur le fait que ceux qui auront reçu la première dose en auront parlé aux autres. Il faut savoir que dans la rue, ça se joue beaucoup à l’exemple. »
28 janvier : vaccin sans carte Vitale possible, mais à organiser
« Les personnes dans la rue ne sont pas conscientes que la précarité est déjà une comorbidité importante », explique Laure Pain, conseillère médicale à l’ARS dans le Bas-Rhin. « Même si elles ne présentent pas un état de santé général sévère, elles ne sont pas en bon état nutritionnel et pas en grande forme », détaille celle qui pilote les missions contre le covid-19 dans le territoire. Depuis 2020, un groupe technique, rassemblant plusieurs partenaires, réfléchit à un plan d’action pour prendre soin et vacciner, en 2021, les plus précaires :
« On a anticipé l’ouverture de la vaccination aux personnes ne disposant pas de carte Vitale (autorisée le 28 janvier 2021, ndlr) pour être en capacité de faire ces vaccinations. On a commencé par sensibiliser, rassurer la population. Puis le 25 mars, on a démarré les injections de vaccin dans les foyers, hôtels et centres médico-sociaux. »
Un bus aménagé appelé « vacci-car » se répartit deux secteurs : celui de l’handicap et des foyers ou hôtels pour les personnes précaires. « On pense qu’il y a encore 1 000 personnes précaires, dans ces structures, qui ne sont pas vaccinées », estime la conseillère. À ce stade, le budget de l’ARS Bas-Rhin 2021, consacré à ce type d’opérations, est de 381 000 euros. Laure Pain ajoute :
« Chacun des partenaires mobilise les moyens humains, matériels, ou les ressources financières qu’il peut. Dès le 15 juin, on espère vacciner directement dans la rue à des points fixes via les maraudes, sans besoin de prendre et se tenir à un rendez-vous. On aimerait prolonger nos opérations jusqu’en 2022. On prépare aussi avec l’Eurométropole et la Collectivité européenne d’Alsace, un plan similaire pour les gens du voyage. »
Depuis mars, ce sont 2 405 personnes dans toutes les structures concernées de l’Eurométropole qui ont été vaccinées. Au sein de ces structures, 8 personnes sont décédées depuis le début de la crise sanitaire.
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